Textes philosophiquesMichel Serres la confiance dans le toucherIl n'y a pas de mot de l'ordre du contact pour désigner un intouchable, un intangible, dans un sens voisin de cet invisible présent ou absent dans le vu et complémentaire de lui, abstrait de lui, incarné dans sa chair. Pourtant l'esprit de la finesse habite le tact. L'âme est intacte, dans ce sens. L'âme intacte enchante le tact comme l'invisible de topologie hante et illumine le visible de l'expérience, de l'intérieur. Dans le fastueux luxe de la sensation tactile, il me semble toucher à un abstrait nouveau, de deux côtés au moins, du côté du mélange et de la bigarrure, du côté où le géomètre abandonne la mesure pour estimer les formes singulières, les arêtes et les couloirs. Beaucoup de philosophies se réfèrent à la vue ; peu à l'ouïe ; moins encore donnent leur confiance au tactile, comme à l'odorat. L'abstraction découpe le corps sentant, retranche le goût, l'odorat et le tact, ne garde que la vue et l'ouïe, intuition et entendement. Abstraire signifie moins quitter le corps que le déchirer en morceaux : analyse. Je recule devant la difficulté en élevant un palais d'abstractions. Je bronche devant l'obstacle, comme tant ont peur de l'autre et de sa peau. Comme tant ont peur de leurs sens et réduisent à rien, à la table rase de l'immangeable, la somptueuse queue de paon virtuelle et pliée du goûter. L'empirisme plonge dans le bariolage qui exige beaucoup de patience et une intense puissance d'abstraction. Qu'attendre dès lors que sont passés l'événement de la naissance et la reconnaissance de soi? L'âme et le corps ne se séparent point mais se mélangent, inextricablement, même sur la peau. Ainsi deux corps mêlés ne font pas un sujet séparé d'un objet. Je caresse ta peau, je baise ta bouche. Qui, je? Qui, toi? Quand je touche ma main de mes lèvres, je sens l'âme qui passe comme une balle de part et d'autre du contact, l'âme s'ébroue tout autour de la contingence. Les cinq sens, Grasset, p. 23.
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