Textes philosophiques

Lucien Sève     critique marxiste de la publicité


    La publicité - je dis là une chose banale - fait bien plus qu’utiliser du dehors des médias comme la télévision : elle tend à les coloniser du dedans. De façon générale, si le capital investit à l’échelle mondiale des sommes colossales dans la publicité - mille milliards de dollars par an, sauf erreur, une somme comparable au total des budgets militaires -, la raison va bien au-delà de la concurrence entre firmes : est en jeu la maximisation du taux de profit pour l’ensemble des marques. Alors que l’activité marchande classique adaptait l’offre à la demande solvable, la publicité du capital financiarisé s’efforce de plus en plus d’adapter la demande à l’offre rentable. Le fameux " Parce que je le vaux bien ! " pourrait être la devise de cette formidable inversion des rapports entre personne et chose, perspicacement saisie par Marx comme essentielle au capitalisme (sans oublier la réciproque : nous disons bien la marchandisation universelle de l’humain, mais montrons-nous assez l’autre face de la même médaille, la personnification universelle du capital, qui égare tant de consciences ?). Et n’est-ce pas justement cette logique qui s’empare de toute la prestation médiatique cancérisée par la pub en liant comme jamais représentation mystifiée et incitation mystifiante ? Le discours audiovisuel, avec son éthique démocratique minimale, glisse sans cesse sous son faire-savoir un faire-vouloir implicite et d’autant plus suggestif. Délinquance ? Votez sécuritaire. Retraites ? Choisissez les fonds de pension et les crans de ceinture. Guerre d’Irak ? Bush a gagné, acceptons d’être " punis " et de " payer " pour avoir choisi la paix et le droit international... Nous n’aurons pas de chaînes publiques au discours désaliéné et désaliénant sans leur assurer un mode de financement qui les émancipe entièrement des logiques pourries induites par la publicité.

  Dès lors que ce faire-vouloir se substitue au faire-savoir, il y a, dites-vous, dissimulation de la composition économique du message. Mais ce message épuise-t-il toutes les dimensions de la publicité, notamment son effet esthétique ? Comme sujet de création, objet d’humour, ne concourt-elle pas à une certaine critique de notre société ?

 Lucien Sève.
Compte tenu du nombre de créatifs talentueux et cher payés qui ouvrent pour les annonceurs, il va de soi que les spots publicitaires peuvent faire montre d’imagination, voire d’humour ou de poésie. Le contraste n’en est que plus poignant entre cette débauche de créativité et le caractère en général dérisoire, parfois pire, de son objet. Est-ce vraiment une chose normale que tant de milliards aillent sans notre aveu à une activité aussi stérile au lieu d’alimenter la recherche scientifique, la création artistique, l’invention sociale, où les talents seraient tellement mieux employés ? J’avoue que le fantastique gâchis de ressources qu’est en soi la pub me gâche d’avance son éventuel humour, et sa rare poésie parvient mal à me faire oublier la brutalité des appétits qu’elle sert. Mais il y a bien davantage. Ce que l’envahissement sans frein de la publicité opère sous ses dehors ludiques ne porte pas à l’insouciance. Pour régir nos achats, elle ne tend à rien de moins qu’à nous régir nous-mêmes. Dans son roman 99 francs, l’ex-publicitaire Frédéric Beigbeder, évoquant la formule connue des tortionnaires : " Nous avons les moyens de vous faire parler ", montre comment celle de la publicité, sans violence apparente, en est en fait toute proche : " Nous avons les moyens de vous faire vouloir ". Une analyse serrée de ses formes et contenus révélerait quelles drogues psychiques nous sont administrées jour après jour. Je pense qu’on y trouverait, à la rubrique des hautes doses, l’asservissement général des goûts à des modèles plus ou moins absurdes dits " tendance ", la jobardise à accepter les pires niaiseries, la pornographication, si je puis inventer ce terme, des rapports humains, récemment des formes rampantes de sadisme social extrêmement préoccupantes. Ici aussi je nous voudrais beaucoup plus réactifs.

Tribune parue dans L’Humanité du 21 mai 2003

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