Textes philosophiques

Simone Weil     La beauté et les passions


     Pour l’avare du genre Harpagon, toute la beauté du monde est enfermée dans l’or. Et réellement l’or, matière pure et brillante, a quelque chose de beau. La disparition de l’or comme monnaie semble avoir fait disparaître aussi ce genre d’avarice. Aujourd’hui, ceux qui amassent sans dépenser cherchent du pouvoir.

La plupart de ceux qui recherchent la richesse y joignent la pensée du luxe. Le luxe est la finalité de la richesse. Et le luxe est la beauté elle-même pour toute une espèce d’hommes. Il constitue l’entourage dans lequel seulement ils peuvent sentir vaguement que l’univers est beau; de même que saint François, pour sentir que l’univers est beau, avait besoin d’être vagabond et mendiant. L’un et l’autre moyen seraient également légitimes si dans l’un et l’autre cas la beauté du monde était éprouvée d’une manière aussi directe, aussi pure, aussi pleine, mais heureusement Dieu a voulu qu’il n’en fût pas ainsi. La pauvreté a un privilège. C’est là une disposition providentielle sans laquelle l’amour de la beauté du monde serait facilement en contradiction avec l’amour du prochain. Néanmoins l’horreur de la pauvreté - et toute diminution de richesse peut être ressentie comme pauvreté, ou même le non-accroissement - est essentiellement l’horreur de la laideur. L’âme que les circonstances empêchent de rien sentir, même confusément, même à travers le mensonge, de la beauté du monde, est envahie jusqu’au centre par une espèce d’horreur.

L’amour du pouvoir revient au désir d’établir un ordre parmi les hommes et les choses autour de soi, dans un ordre grand ou petit, et cet ordre est désirable par l’effet du sentiment du beau. Dans ce cas comme dans celui du luxe, il s’agit d’imprimer à un certain milieu fini, mais que souvent on désire continuellement accroître, un arrangement qui donne l’impression de la beauté universelle. L’insatisfaction, le désir d’accroissement, a précisément pour cause qu’on désire le contact de la beauté universelle, alors que le milieu qu’on organise n’est pas l’univers. Il n’est pas l’univers et il le cache. L’univers tout autour est comme un décor de théâtre.

Valéry, dans le poème intitulé Sémiramis, fait très bien sentir le lien entre l’exercice de la tyrannie et l’amour du beau. Louis XIV, en dehors de la guerre, instrument d’accroissement du pouvoir, ne s’intéressait qu’aux fêtes et à l’architecture. La guerre elle-même d’ailleurs, surtout telle qu’elle était autrefois, touche d’une manière vive et poignante la sensibilité au beau.

Attente de Dieu, 1950.

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