Textes philosophiquesVladimir Soloviev Sur la civilisation Occidentale«La civilisation occidentale a libéré la conscience humaine de toutes les limitations extérieures, elle (...) a proclamé les droits absolus de l’homme. Mais ayant en même temps rejeté tout principe absolu au sens positif – c’est-à-dire dans la réalité et en tant que possédant par nature la plénitude entière de l’être – et ayant circonscrit la vie et la conscience de l’homme dans le domaine du relatif et du transitoire, cette civilisation a suscité une aspiration infinie tout en rendant la satisfaction impossible. L’homme moderne se sait libre intérieurement, il s’estime supérieur à tout principe extérieur qui ne dépend pas de lui, il s’affirme comme le centre de tout, et n’est cependant en réalité qu’un point infiniment petit et fugace à la circonférence du monde. La conscience contemporaine reconnaît des droits divins à la personne humaine mais ne lui donne ni forces divines ni contenu divin, car l’homme moderne, dans la vie comme dans le domaine de la connaissance, n’admet qu’une réalité relative, il ne reconnaît que la réalité des faits, et des phénomènes particuliers, et n’est lui-même, de ce point de vue, qu’un de ces faits particuliers. Ainsi donc, d’une part l’homme est un être à la signification absolue, avec des exigences et des droits absolus et, d’autre part, ce n’est qu’un phénomène limité et transitoire, un fait parmi une multitude d’autres faits qui le limitent de toutes parts et dont il dépend – et cela n’est pas seulement vrai de l’individu, mais de l’humanité entière. Du point de vue athée, non seulement l’homme individuel apparaît et disparaît comme tous les autres faits et phénomènes de la nature, mais l’humanité entière, apparue sur terre à la suite de circonstances extérieures naturelles, peut, par suite d’une modification de ces mêmes circonstances, disparaître du globe terrestre sans laisser de traces, ou périr en même temps que lui. L’homme est tout pour lui-même, cependant que son existence s’avère relative et constamment problématique. Si cette contradiction était purement théorique, si elle concernait seulement une question ou un objet abstraits, elle ne serait pas aussi fatidique ni tragique, l’homme pourrait la négliger et se tourner vers la vie et des intérêts vivants. Mais quand la contradiction se trouve au centre même de la conscience humaine, quand elle touche le moi humain lui-même et pénètre toutes ses force vivres, il n’y a pas moyen de l’éluder ni d’y échapper. Il faut accepter l’un des termes du dilemme: ou bien l’homme a véritablement cette valeur et ces droits absolus qu’il s’accorde dans sa conscience subjective intime – auquel cas il doit être également capable de réaliser cette valeur et ces droits –, ou bien, si l’homme n’est qu’un fait, qu’un phénomène relatif et limité, qui est aujourd’hui et peut n’être pas demain mais qui dans quelques dizaines d’années ne sera certainement plus, alors qu’il ne soit pas autre chose qu’un fait: un fait en soi n’est ni vrai ni faux, ni bon ni mauvais, il n’est que naturel et contingent. Dans ce cas, l’homme n’a pas à aspirer à la vérité et au bien: ce ne sont que ces concepts conventionnels et, au fond, des paroles en l’air. Si l’homme n’est qu’un fait, s’il est inévitablement limité par le mécanisme de la réalité extérieure, il n’a pas à rechercher quoi que ce soit de supérieur à cette réalité naturelle; qu’il mange, boive et se réjouisse et, s’il n’est pas gai, il peut sans doute mettre à son existence factuelle une fin tout aussi factuelle. Mais l’homme ne veut pas n’être qu’un fait ou un phénomène, et ce refus donne déjà à entendre qu’il n’est effectivement pas seulement un fait ni un phénomène, mais quelque chose de plus. En effet, que signifie un fait qui ne veut pas être fait et un phénomène qui ne veut pas être phénomène?» Leçons sur la divino-humanité, Cerf, 1991.pp. 31-32
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