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Daniel Bougnoux   Ne séparons pas la science de la société


     "La situation actuelle se caractériserait plutôt par l’enchevêtrement de la recherche scientifique avec l’industrie et le marché sur lequel il faut se placer, se vendre, d’où la nécessité pour chaque laboratoire de gagner en notoriété. Celle-ci s’acquiert sans doute d’abord auprès des pairs, mais la renommée médiatique ou la présence d’un chercheur-vedette dans telle équipe n’est pas à dédaigner au moment des arbitrages ou quand il s’agit de quêter au dehors des crédits. (...) Et c’est ainsi qu’on voit se développer la science par conférences de presse, le lobbying des laboratoires, des effets d’annonce fracassants (...).
       l’idée, chère aux structuralistes, de la coupure épistémologique renforçait l’enceinte scientifico-universitaire, l’opposition entre les opinions (profanes) et la raison (scientifique), entre la communauté savante et la société. Encore aujourd’hui il faut un certain courage à des sociologues ou anthropologues français des sciences, comme Michel Callon ou Bruno Latour, pour attaquer frontalement ce dogme hérité de Gaston Bachelard ou de Louis Althusser, et pour lui substituer calmement le “principe de symétrie” appliqué à la recherche scientifique : les gestes du laboratoire et les stratégies d’énonciation des vérités qui en sortent ne sont pas de nature fondamentalement différentes des autres activités, énonciations ou jeux de pouvoir mondains. Les scientifiques se croient purs et agissent à leurs propres yeux en irréprochables gardiens de l’objectivité et de la vérité; pourtant, suggère Bruno Latour1 , la manipulation par tel laboratoire des réseaux d’influence n’est pas en soi très différente des manoeuvres perpétrées par des politiciens “véreux et corrompus”. (...)
     La voie de la recherche n’est pas irénique mais polémique, ponctuée ou cadrée en permanence par des occasions ou des arbitrages qui ne sont pas seulement scientifiques mais économiques, techniques, sociaux et politiques, donc médiatiques. Le discours de la raison scientifique suppose un long parcours qui traverse des domaines follement hétérogènes et rebelles à la science, quoique factuellement liés à elle; comme Bruno Latour et Pierre Lévy2 y insistent, l’énonciation scientifique résulte, et résultera toujours davantage, d’une chaîne compliquée d’acteurs ou d’un collectif où les hommes, les animaux et les machines, les cultures historiques et les contraintes géographiques jouent leur part. A considérer le bariolage de ces acteurs tous nécessaires au fonctionnement normal de l’institution, la formule de l’épistémologue dadaïste Feyerabend, “Anything goes”, y trouve un certain poids. Qu’on le veuille ou non la “communication” constitue l’un des maillons de la chaîne de production des énoncés dits scientifiques.

La science au risque des médias, Le Monde Diplomatique, septembre 1995.

Indications de lecture:

Dans le même sens, voir les textes de Pierre Thuillier et de Jacques Ellul.

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