Textes philosophiques

Margaret Prescott Montague     une expérience verticale

     » Le jour donc où je me dis « c’est mardi » ! et pris ma petite géométrie couleur prune, je fus envahi d’une félicité telle que je peux en retrouver à présent la plus subtile essence. Cette petite géométrie à couverture prune usée jusqu’à la corde... se transforma sur-le-champ en une hostie consacrée où toutes les sensations ravissantes que j'avais jamais pu connaître, miraculeusement, s’étaient rassemblées. Ce moment a peut-être vraiment été le plus important de ma vie. Il faut vivre longtemps avant de savoir ce qui dans votre vie a eu le plus d’importance.

      Sur le moment on croit que c'est le l'ait de changer de continent, d'hémisphère, de nationalité, de religion, de toquade ; mais ces événements-là ont beau être volumineux il apparaît, en lin de compte, qu'ils n’ont pas la priorité, que la place principale est réservée à de petites, de minuscules, d'infinitésimales sensations qui... nous révèlent le sens de notre vie. Et quelle révélation devait me faire, somme toute, cette géométrie lorsque je m en saisis dans ce couloir aux fortes senteurs de cuir et de pommes pourries où se trouvaient nos casiers ?... Ma géométrie aux bords éraillés m'a révélé que même lorsque l’ensemble de nos jours et la plupart de nos heures sont lourds de peines, il est possible d’étreindre par milliers les essences mêmes de la vie. Le corps de la plus belle des femmes, les pentes de la plus noble colline, la mousse sur le roc le mieux marbré, les plus limpides cascades, les terres les plus fraîchement labourées, les corbeaux les plus noirs picorant les sillons, les poussières les plus blanches soulevées au-dessus de la plus antique des voies, l'éclat des galets luisants d’eau de mer, le refrain qui s'cteint d'une vieille balade... j’ai découvert qu'il était en mon pouvoir de jouir de toutes ces présences et de toutes ces essences par l’entremise d’un banal fragment de matière. Telle fut la révélation magique que me fit cette petite géométrie couleur prune. Oui. en cet instant, dans ce couloir encombré aux âcres relents de cuir, de sueur et de pommes sures, j’ai appris que nos plus profonds plaisirs meme si sur le moment nous n’avons pas eu conscience d'en jouir; sèment derrière eux des vestiges que le passage du temps change en pétales enchantés".

Autobiographie, trad. M. Canavaggia, Gallimard, 1960, p. 122.

Indications de lecture:

Cf. De la religion à la spriritualité.

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