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Textes philosophiquesManuel de Dieguez modestes propositions post-nucléairesNote liminaire L'actualité mondiale me contraint de remettre à la semaine prochaine la continuation de ma modeste réflexion philosophique sur le débarquement de l'anthropologie critique dans la géopolitique. Néanmoins, elles ne sont pas sans portée anthropologique les difficultés scientifiques que rencontrent les savants de l'atome face aux dangers nouveaux que l'énergie nucléaire pacifiée fait courir à une espèce belliqueuse. Il faut donc s'interroger sur les relations que la production de l'électricité à l'uranium volatile entretient avec les futures centrales à vapeur, tellement ces apories illustrent la lenteur avec laquelle le cerveau simiohumain connecte entre elles des inventions que l'histoire ne lui a pas fournies à la cadence requise. Mais pour traiter de la matière fissile, il faudrait ressusciter l'encéphale de Tacite, dont Montesquieu disait: "Il abrège tout, parce qu'il voit tout". Je ne puis que convier le lecteur à se coller à l'œil ma modeste lorgnette - on attend que notre évolution enfante des cervelles plus panoptiques que les nôtres. 1 - Un joug libérateur Depuis l'invention du moteur à explosion et de son rival, le moteur électrique, la planète de la production d'énergie et celle de l'industrie se posent une seule et même question : comment produire massivement de la force à partir d'une source d'approvisionnement inépuisable et peu coûteuse, sinon gratuite, alors que nos ressources en pétrole sont tarissables et que nos barrages hydrauliques, nos centrales au charbon, au mazout ou au gaz et nos usines marémotrices ne suffisent plus à répondre aux besoins quotidiens du genre humain? Par bonheur, un fournisseur riche d'avenir s'était présenté en 1904: l'équation e=mc² d'Einstein nous avait informés de ce que l'uranium peut se désintégrer et métamorphoser sa masse en un nouvel Hercule. Le cosmos prenait soudainement les traits d'un Titan dont l'explosion contenue et astucieusement ralentie pouvait se trouver contrôlée et nous obéir au doigt et à l'œil. Mais la matière radioactive n'a pas tardé à nous imposer ses conditions. Du coup, on se demande ce qui se passerait-il si nos physiciens se souvenaient opportunément d'un vieux domestique que nous avions mis à la retraite sans ménagements et dont la force était infinie, la vapeur. Jamais personne n'égalera la puissance de la marmite de Papin, ce Huguenot qui avait trouvé refuge en Allemagne à la suite de la révocation de l'Edit de Nantes et qui mit en marche la première machine à vapeur en 1707. 2 - Le débarquement de l'infini dans la mécanique L'enflure d'une goutte d'eau changée en vapeur occupe un volume mille sept cent fois supérieur à celui du liquide dont elle est partie. Essayez de la comprimer dans une cuve d'acier aux parois de deux mètres d'épaisseur, vous ferez exploser la cuve si vous en portez le contenu à ébullition sans laisser à la vapeur la porte de sortie d'une soupape de sûreté que les cocottes-minutes font gentiment tourner; et vous aurez beau porter l'épaisseur des parois de la marmite à une cinquantaine de mètres ou davantage, le pétard de la bombe d'Hiroshima, puis celui de la bombe thermonucléaire se trouveront réduites à des jouets d'enfant en regard de votre eau colérique; car la puissance du nucléaire en fureur demeure calculable, donc limitée, tandis que votre H2O vaporisé n'est pas domptable. La locomotive fut la première machine dont le combustible modérément chauffé a fait débarquer l'infini dans la mécanique. Il résulte de ce principe de la physique élémentaire qu'une proportion infime de l'énergie produite par la compression de la vapeur pourrait être utilisée pour alimenter des batteries électriques destinées à porter l'eau à évaporation. Ce fonctionnement en circuit fermé serait copié sur celui qui, depuis plus d'un siècle, assure la propulsion des automobiles. On sait que l'explosion d'un litre d'essence au compte-gouttes, si je puis dire, résulte de la succession calculée de microscopiques décharges électriques fournies par le courant stocké dans une modeste batterie. Sitôt mis en marche par des étincelles chronométrées, le moteur remplit une double fonction : d'un côté, il assure le déclenchement des explosions qui font progresser le véhicule, de l'autre, il recharge sans relâche la pile nécessaire à la combustion violente et régulière de l'essence - et également à l'alimentation de phares suffisamment puissants pour assurer la sécurité de la conduite de nuit. 3 - Le coût d'un rendez-vous manqué Si ce principe avait été appliqué aux locomotives à vapeur, on aurait aisément remplacé le charbon, qui est pesant et coûteux, par le rechargement automatique de puissantes batteries destinées à chauffer le combustible liquide, de sorte qu'aucune dépense supplémentaire n'en serait résultée, puisque comme il est rappelé ci-dessus, la disproportion entre la fabuleuse quantité d'énergie produite par la compression de la vapeur d'eau en ébullition, d'un côté et l'alimentation de la batterie chauffante de l'autre, cette disproportion, dis-je, dépasse infiniment celle de la masse d'énergie produite par l'explosion de l'essence de celle que réclame le rechargement constant de la batterie de votre voiture. De nos jours, les locomotives ne sont pas encore des lions sous pression vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Néanmoins le chauffage de l'eau au départ serait un jeu d'enfant grâce à l'appoint de batteries branchées dans les dépôts sur un réseau de haut voltage étendu à tout le territoire. Si cette méthode de déclenchement du circuit calorigène avait pu assurer la traction à vapeur dès 1937, il serait devenu inutile de mettre en place des centaines de milliers de kilomètres de lignes à haute tension, alors que le coût de l'électrification du réseau ferroviaire de la planète a été titanesque. Car cette année-là, le dernier modèle de la Mallard, mise en service entre King Cross et Edimbourg, roulait déjà à deux cents kilomètres à l'heure. Si les locomotives à vapeur avaient bénéficié de l'énergie électrique qu'elles auraient produite elles-mêmes, leur autarcie complète en aurait fait des centrales à vapeur conçues sur le modèle des centrales nucléaires, dont les réacteurs sont chargés progressivement jusqu'à ce qu'ils accèdent à un fonctionnement continu et autonome. Puis les progrès dans la fabrication des locomotives elles-mêmes leur auraient permis d'atteindre ou de dépasser nos trains à grande vitesse, tout simplement parce que la résistance des parois de la chaudière à la pression de la vapeur aurait été augmentée et l'ouverture de la soupape de sécurité retardée, ce qui conduisait la puissance de la traction de la locomotive jusqu'à un point de rupture plus tardif de la chaudière. 4 - Les centrales à vapeur Mais ce n'est pas tout : pourquoi construire des barrages hydrauliques ruineux et dont l'alimentation en pluie demeure tributaire des caprices du climat de l'endroit - donc discontinue et relativement aléatoire - alors qu'il était logique de fabriquer des cuves d'acier à brancher sur le réseau électrique national, afin d'y produire de la vapeur sous pression sur le même modèle en circuit fermé qui aurait pu assurer la traction de locomotives de plus en plus puissantes sur tout le territoire? La construction du barrage d'Assouan a duré des années. La masse de terre déplacée a dépassé celle des pyramides et le cours du Nil y a perdu la puissance fécondatrice qu'il exerçait en majesté depuis des millénaires, alors que la construction d'une seule centrale à vapeur auto-régénératrice et alimentée par sa propre production d'électricité aurait fourni au Caire un courant à bas prix, incontaminable et renouvelable à l'infini. Voici que les barrages hydrauliques se rompent et noient les populations, voici que les centrales nucléaires porteuses de mort pour des générations ne suffisent plus à fournir le courant nécessaire au chauffage, à l'éclairage, à l'alimentation des cuisinières électriques, des machines à laver, des réfrigérateurs et de tout l'équipement ménager de six milliards d'habitants de notre astéroïde. Pourquoi ne pas revenir à la source d'énergie infinie qui a radicalement métamorphosé la mappemonde au XIXe siècle sans menacer notre capital génétique? Avons-nous oublié que la construction de voies ferrées a permis le transport de centaines de milliers de tonnes de marchandises et de millions de voyageurs sur des grandes distances et à la vitesse de 120 à 140 km à l'heure, avons-nous oublié que cette invention ne fut pas seulement une révolution pharaonique de la mécanique, mais qu'elle a entraîné une mutations en profondeur de la civilisation mondiale, tellement notre espèce a définitivement changé de taille avec la machine à vapeur? 5 - La locomotive sédentarisée Peut-être les fruits qu'aurait dû logiquement récolter le perfectionnement constant, deux siècles durant, de locomotives de plus en plus performantes ont-ils été rendus blets par une avarie dans la synchronisation entre les progrès du moteur à vapeur de 1707 à 1937 et l'irruption tardive de l'électricité dans l'univers de l'eau en ébullition. Le destin s'amuse quelquefois à produire des distorsions du cours naturel du monde: si les deux planètes s'étaient rencontrées, les ingénieurs auraient aussitôt connecté l'exploitation de l'énergie électrique avec celle du moteur à vapeur et cela sur un modèle de branchement facile à comprendre - celui des services réciproques que se rendent la batterie et le moteur à explosion des voitures. De plus, une centrale à vapeur n'est autre qu'une gigantesque locomotive sédentarisée. Son immobilisation conduira à des progrès techniques qu'il ne m'appartient pas de détailler. Je dirai seulement, primo, qu'il faudra mettre ces usines à l'abri des variations de la température extérieure, ce qui exigera une climatisation à l'air chaud d'une gangue protectrice de la centrale, secundo, que la domiciliation des centrales à vapeur permettra de récupérer la vapeur propulsive et de la réintroduire bouillante dans la cuve, ce qui évitera l'alimentation à l'eau froide qui handicapait les locomotives. 6 - "L'humanité vogue sur un volcan" Si la phrase célèbre de Sully Prud'homme: "L'État navigue sur un volcan" devait s'appliquer au genre humain et à la mappemonde sur laquelle nous tressautons et si l'explosion des centrales nucléaires qui fournissaient l'électricité à une mégapole de trente cinq millions de Japonais marquait un tournant tragique et irréversible de l'histoire de notre espèce, il serait temps de se dire que la future alliance du moteur à vapeur avec le moteur électrique fournirait gratuitement une énergie inépuisable aux descendants du primate à fourrure que vous connaissez; et peut-être l'anthropologie critique se déciderait-elle à se demander pourquoi nous préférons l'énergie tonitruante des grands fauves à l'énergie silencieuse et docile de la matière en livrée. C'est qu'à l'origine, nos idoles mal domestiquées se sont montrées tapageuses. Nous les voulions tellement terrifiantes que nous les avions placées entre les mains d'un Zeus déchaîné. C'est ainsi que les éclairs et la foudre nous avaient convaincus que le bruit était la voix du ciel. Puis, le canon nous avait confirmé que nos sceptres en appellent au tintamarre. Enfin, Hiroshima a porté notre tonnerre à l'apocalypse. Du coup, la notion d'énergie s'est associée à celle d'explosion. Et voici que l'atome indomptable nous glisse des mains, voici qu'il s'est mis à courir tout seul sur la terre. Peut-être est-ce cela qui fera date dans l'histoire de la ménagerie qu'on appelle le cosmos: trois siècles seulement après la mort de l'inventeur du premier poumon à vapeur, Adam le hurleur se cherche un avenir murmurant sous la poussée irrésistible de l'eau en ébullition. Le 20 mars 2011 Visiter le site officiel du philosophe Manuel de DIEGUEZ http://www.dieguez-philosophe.com/
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