Textes philosophiques

 David Graeber    de la liberté des sauvages


  "Le fait que les Amérindiens vivent dans une société généralement libre, ce qui n’était pas le cas des Européens, n’a jamais vraiment fait l’objet d’un débat - les deux parties ont convenu que c’était le cas. Ils ne s’entendaient pas sur la question de savoir si la liberté individuelle était souhaitable. C’est un domaine où les premiers récits de missionnaires ou de voyageurs des Amériques posent souvent un véritable défi conceptuel. La plupart des lecteurs contemporains ont l’habitude de tenir pour acquis que les observateurs ’occidentaux’, même ceux du XVIIe siècle, ne sont qu’une version antérieure de nous-mêmes, contrairement aux indigènes américains qui représentent un Autre essentiellement étranger, peut-être méconnaissable. En fait, à bien des égards, les auteurs de ces textes ne nous ressemblaient en rien et, du moins en ce qui concerne les questions de liberté personnelle, d’égalité des hommes et des femmes, de mœurs sexuelles ou de souveraineté populaire - ou même de théorie de la psychologie profonde- les attitudes autochtones américaines sont susceptibles d’être beaucoup plus près de celles du lecteur.
La liberté individuelle est un exemple particulièrement frappant parce qu’aujourd’hui, il est presque impossible pour quiconque vit dans une démocratie libérale de dire qu’il est contre la liberté, du moins dans l’abstrait (dans la pratique, bien sûr, nos idées sont généralement beaucoup plus nuancées). C’est l’un des héritages durables du siècle des Lumières, des révolutions américaine et française. La liberté est intrinsèquement bonne. Les jésuites du XVIIe siècle ne partageaient certainement pas cette hypothèse. Ils avaient tendance à considérer la liberté individuelle comme animaliste. En 1642, le missionnaire jésuite Le Jeune parle des Montagnais-Neskapi :
Ils s’imaginent qu’ils doivent, de par leur droit de naissance, jouir de la liberté des ânons sauvages, sans rendre hommage à qui que ce soit, sauf quand bon leur semble. Ils m’ont reproché cent fois que nous avons peur de nos capitaines, pendant qu’ils rient et se moquent des leurs. Toute l’autorité de leur chef est dans la fin de sa langue ; car il est puissant dans la mesure où il est éloquent ; et, même s’il se tue à parler et à haranguer, on ne lui obéira que s’il plaît aux sauvages. 

    De l’avis des Montagnais-Neskapi, en revanche, les Français n’étaient guère mieux que des esclaves, vivant dans la peur constante de se mettre en difficulté avec leurs supérieurs. De telles critiques apparaissent régulièrement dans les récits des jésuites, non seulement de la part de ceux qui vivaient dans des bandes nomades, mais aussi de citadins comme les Wendat. De plus, les missionnaires étaient prêts à admettre que ce n’était pas que de la rhétorique. Même les hommes d’État wendats ne pouvaient forcer personne à faire ce qu’ils ne voulaient pas faire. Comme le père Lallemant l’a noté en 1644 :
    Je ne crois pas qu’il y ait des gens sur terre plus libres qu’eux, et moins capables de permettre l’assujettissement de leur volonté à quelque pouvoir que ce soit, au point que les Pères ici présents n’ont aucun contrôle sur leurs enfants, ni sur leurs sujets, ni sur les capitaines, ni sur les lois du pays, sauf dans la mesure où chacun est disposé à se soumettre à eux. Il n’y a pas de punition infligée au coupable, et aucun criminel qui n’est pas sûr que sa vie et ses biens ne sont pas en danger.... [20]

La sagesse de Kandiaronk : la critique indigène, le mythe du progrès et la naissance de la Gauche », Revue du MAUSS permanente, 28 septembre 2019.

Indications de lecture:

Singulier renversement de l'opinion. Sur la fin du texte, voir Pierre Clastres. Pensez aux sources de la théorie du bon sauvage de Rousseau.

A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, W, X, Y, Z

Bienvenue| Cours de philosophie| Suivi des classes| Textes philosophiques| Liens sur la philosophie| Nos travaux| Informations
 
philosophie.spiritualite@gmail.com