Textes philosophiquesRené Guénon les sciences modernes n'ont pas un caractère désintéressé"Il nous faut rappeler encore, quoique nous l’ayons déjà indiqué, que les sciences modernes n’ont pas un caractère de connaissance désintéressée, et que, même pour ceux qui croient à leur valeur spéculative, celle-ci n’est guère qu’un masque sous lequel se cachent des préoccupations toutes pratiques, mais qui permet de garder l’illusion d’une fausse intellectualité. Descartes lui-même, en constituant sa physique, songeait surtout à en tirer une mécanique, une médecine et une morale ; et, avec la diffusion de l’empirisme anglo-saxon, ce fut bien autre chose encore ; du reste, ce qui fait le prestige de la science aux yeux du grand public, ce sont à peu près uniquement les résultats pratiques qu’elle permet de réaliser, parce que, là encore, il s’agit de choses qui peuvent se voir et se toucher. Nous disions que le « pragmatisme » représente l’aboutissement de toute la philosophie moderne et son dernier degré d’abaissement ; mais il y a aussi, et depuis plus longtemps, en dehors de la philosophie, un « pragmatisme » diffus et non systématisé, qui est à l’autre ce que le matérialisme pratique est au matérialisme théorique, et qui se confond avec ce que le vulgaire appelle le « bon sens ». Cet utilitarisme presque instinctif est d’ailleurs inséparable de la tendance matérialiste : le « bon sens » consiste à ne pas dépasser l’horizon terrestre, aussi bien qu’à ne pas s’occuper de tout ce qui n’a pas d’intérêt pratique immédiat ; c’est pour lui surtout que le monde sensible seul est « réel », et qu’il n’y a pas de connaissance qui ne vienne des sens ; pour lui aussi, cette connaissance restreinte ne vaut que dans la mesure où elle permet de donner satisfaction à des besoins matériels, et parfois à un certain sentimentalisme, car, il faut le dire nettement au risque de choquer le « moralisme » contemporain, le sentiment est en réalité tout près de la matière. Dans tout cela, il ne reste aucune place à l’intelligence, sinon en tant qu’elle consent à s’asservir à la réalisation de fins pratiques, à n’être plus qu’un simple instrument soumis aux exigences de la partie inférieure et corporelle de l’individu humain, ou, suivant une singulière expression de Bergson, « un outil à faire des outils » ; ce qui fait le « pragmatisme » sous toutes ses formes, c’est l’indifférence totale à l’égard de la vérité". La crise du monde moderne , p. 137 sq.Indications de lecture:cf.
|