Textes philosophiques
Georges Gusdorf phénoménologie de la
violence
"
La violence est cette impatience dans le
rapport avec autrui, qui désespère d'avoir raison par raison et choisit le
moyen court pour forcer l'adhésion. Si l'ordre humain est l'ordre de la
parole échangée, de l'entente par la communication, il est clair que le
violent désespère de l'humain, et rompt le pacte de cette entente entre les
personnes où le respect de chacun pour chacun se fonde sur la reconnaissance
d'un même arbitrage en esprit et en valeur. La raison du plus fort nie
l'existence d'autrui en prétendant l'asservir : la conscience faible doit
devenir conscience serve, et le corps le moins fort doit être soumis à celui
qui le domine. Convaincre par légitime persuasion, c'est respecter une
liberté fraternelle, contribuer à l'édification de l'autre, se soumettre au
droit jugement de l'interlocuteur dans le moment même où on lui demande
d'accepter une opinion, une préférence qu'il n'avait pas entrevue. Un
déséquilibre s'est introduit avec la violence, une sorte de désespoir, qui
veut, en l'absence d'une communauté de dénomination, nier l'espace à deux ou
à plusieurs, pour faire prévaloir une structure moniste. L'intelligibilité
librement débattue de l'entretien se resserre, les positions se durcissent ;
seule demeure possible l'alternative de l'un ou l'autre. L'échec du dialogue
introduit à un nouveau domaine, où l'intensité affective se substitue à la
bonne volonté partagée. La colère, la haine, la vengeance, la brutalité se
déchaînent selon les rythmes d'une causalité par explosion où rôde la menace
de mort corporelle et spirituelle.
La violence se
situe à l'opposé de la force, car l'énergie qu'elle met en œuvre n'est que
l'énergie du désespoir. Le violent se laisse emporter dans une sorte de
fuite en avant., aveuglé sur l'autre et sur lui-même. Il enlève [81] à
l'autre son droit à la disposition de lui-même, et le traite en mineur.
Mouvement naturel peut-être, s'il est vrai, comme le prétend Hegel, que
chaque conscience veut la mort de l'autre ; mais cet instinct. de mort une
fois déchaîné se retourne contre celui-là même qui s'y abandonne. Toute
violence, par-delà le meurtre du prochain, poursuit son propre suicide. Elle
est en effet destruction de soi ; les Anciens savaient déjà que la colère
est une courte folie. La violence suppose un échappement au contrôle :
l'explosion émotive se libère en déchaînements paroxystiques, cris et
gesticulations, qui attestent l'échec de toutes les disciplines
personnelles. Le violent, incapable de se contenir, recherche dans sa propre
frénésie, une sorte d'apaisement magique, comme si, en augmentant le volume
et l'intensité de sa voix, en enflant les muscles, il retrouvait cette
majorité qu'il sent, devant l'obstacle, confusément perdue. La décharge
affective et musculaire peut au surplus procurer le retour au calme, et
d'ailleurs le regret de l'excès commis, la honte pour s'être conduit comme
un enfant.
Mais il arrive que le
violent, une fois hors de soi, ne puisse à nouveau se posséder. Il fait
confiance à la violence, méthodiquement, comme on le voit dans le domaine de
la terreur, instrument jadis et naguère, et aujourd'hui encore, de la fausse
certitude. La violence se fait institution et moyen de gouvernement :
dragonnades, inquisition, univers concentrationnaire et régimes policiers ;
il a existé, il existe une civilisation de la violence, monstrueuse
affirmation de la certitude qui rend fou, selon la parole de Nietzsche. À
travers l'histoire, les persécutions et les guerres maintiennent le pire
témoignage que l'humanité puisse porter contre elle-même. Individuelle ou
collective, cette violence n'est d'ailleurs que le camouflage [82] d'une
faiblesse ressentie, d'un effroi de soi à soi, que l'on essaie, par tous les
moyens, de dissimuler. L'agressivité est d'ordinaire un signe de peur, et
d'une manière générale, on pourrait faire entrer la sociologie de la
violence parmi les répercussions du sentiment d'infériorité. Celui qui,
ayant la force brutale de son côté, se sent mis dans son tort, et comme
humilié, par un plus faible, réagit par des cris et des coups. Ainsi du loup
devant l'agneau, de l'homme souvent en face de la femme, de l'adulte en face
de l'enfant, ou de l'enfant plus âgé devant un plus jeune. La suprématie
menacée, et qui se sent obscurément confondue, se maintient par la frénésie
de nier autrui dans son esprit et dans son corps, par la brutalité et la
cruauté jusqu'à la mort. La violence une fois déclenchée s'enivre
d'elle-même par un effet d'accélération ; elle fait boule de neige et, comme
enchantée par son propre déchaînement, elle ne s'arrêtera plus. Ainsi
s'expliquent les crimes et les massacres, dont le caractère monstrueusement
passionnel demeure incompréhensible à un esprit de sang-froid. La violence
est liée au mystère du mal dans l'être de l'homme.
Aussi bien
ce mécanisme démoniaque est-il au bout du compte parfaitement absurde, comme
est absurde la conduite du meurtrier qui tue sa femme parce qu'il l'aimait
trop. Bien plutôt, c'est qu'il ne l'aimait pas assez, ou qu'il l'aimait mal.
Le monde de la terreur est celui de la contradiction ; il trahit un
nihilisme foncier. Ce qui est obtenu par violence demeure en effet sans
valeur : ce n'est pas en violant une femme que l'on obtient son amour, et la
persécution ne saurait gagner cette libre approbation des consciences - que
pourtant l'on désire secrètement conquérir. Celui qui subit la violence,
s'il finit par y céder, devient en quelque sorte [83] le complice de cette
violence, et se trouve dégradé par le fait même qu'il y a consenti.
L'esclave qui se complaît dans son esclavage, le déporté qui se faisait le
valet ou l'auxiliaire des S.S., ceux-là, pour sauver leur vie, ont tout
perdu. Une étrange complicité s'établit entre le bourreau et la victime qui
jouent le même jeu sinistre et se détruisent mutuellement. Celui qui traite
l'autre comme un sous-homme devient lui-même un sous-homme. Tel est sans
doute l'un des secrets les plus affreux du système concentrationnaire :
tortionnaires et torturés pris dans un cycle infernal, atteints, au plus
profond, d'une diminution capitale, même s'ils ont apparemment sauvé leur
vie. Les psychologies des profondeurs ont montré l'intime alliance entre le
sadisme et le masochisme, le mal fait à autrui et le mal fait à soi-même ;
une seule oeuvre de disqualification se poursuit dans les conduites les plus
opposées. Il existe une communauté des damnés, contrepartie et caricature
infernale de la communauté des justes et de la communion des saints".
La vertu de force. P.U.F. 1967, p. 66-67.
Indications de lecture:
Un extrait célèbre présent dans les manuels de
philosophie.
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