Textes philosophiques

Georges Gusdorf       comprendre la non-violence


    "   La non-violence apparaît ainsi comme la meilleure manière de servir la vérité. On sait que Gandhi, reprenant certaines vues de Tolstoï, en a fait l'arme principale d'un combat politique, qui était pour lui en même temps un combat philosophique et religieux. Mais l'attitude de Gandhi a souvent été mal comprise : on a voulu voir en lui une sorte de pacifiste intégral, prêt à toutes les capitulations. Or celui qui cède à la force pour éviter à tout prix l'emploi de la force, celui-là se fait le complice de la force. L'attitude de Gandhi, tout au long de sa carrière, est celle d'un combattant, qui n'hésite jamais à payer de sa personne. « Lorsqu'on a le choix uniquement entre la lâcheté et la violence, écrit-il, je crois que je conseillerais la violence » [1]. Et il affirme encore : « La non-violence a pour condition [86] préalable le pouvoir de frapper. C'est un refrènement conscient et délibéré du désir de vengeance que l'on ressent. La vengeance est toujours supérieure à la soumission passive, efféminée, impuissante, mais la vengeance aussi est faiblesse » [2]. Il y a donc une non-violence d'avant la violence, par lâcheté, incapacité d'opposer la violence à la violence, et qui consacre la démission de celui qui se soumet à la loi du plus fort.
     Mais la non-violence de Gandhi, au contraire, se situe au-delà de la violence ; elle est la violence domptée et dépassée, qui confère à la personne une réserve supplémentaire de puissance. La violence est toujours passion ; cette passion se trouve sublimée chez le non-violent et lui confère du coup une sorte d'autorité supérieure. « La non-violence, affirme Gandhi, ne consiste pas à renoncer à toute lutte réelle contre le mal. La non-violence est au contraire contre le mal une lutte plus active et plus réelle que la loi du talion, dont la nature même a pour effet de développer la perversité. J'envisage pour lutter contre ce qui est immoral une opposition mentale et par conséquent morale. le cherche à émousser complètement l'épée du tyran, non pas en la heurtant avec un acier mieux effilé, mais en trompant son attente de me voir lui offrir une résistance physique. Il trouvera chez moi une résistance de l’âme qui échappera à son étreinte. Cette résistance d'abord l'aveuglera et ensuite l'obligera à s'incliner. Et le fait de s'incliner n'humiliera pas l'agresseur, mais l'élèvera [3]. »
     La non-violence ainsi comprise, au-delà et non en deçà de la violence, rompt le cercle vicieux selon lequel on ne peut triompher du violent qu'en étant plus violent que lui. Adoptant la même attitude, on lui donne raison, en quelque sorte, dans le moment même où on le domine. Or le secret de la non-violence est qu'elle refuse de triompher seule ; elle affirme, par-delà la lutte, la conciliation et réconciliation d'un résultat où il n'y aura ni vainqueur ni vaincu. Kant proclamait déjà la nécessité de faire la guerre avec l'idée de ne pas rendre, par-delà les hostilités, la paix impossible. Gandhi va plus loin dans le même sens : la non-violence est l'esprit de paix au cœur même de la guerre, la résolution de paix qui brise la dialectique de la guerre par une sorte de démonstration de son inanité.

La vertu de force. P.U.F. 1967, p. 85-86.

Indications de lecture:

[1]    Young India, 11 août 1920, dans Lettres à I'Ashram, tr. HERBERT, Albin Michel, 1937, p. 92.
[2]    Young India, 12 août 1926, ibid., p. 88.
[3]    Young India, 8 octobre 1925, ibid., p. 86-87.

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