Textes philosophiques
Georges Gusdorf le thème de l'animal machine
" Je ne suis point, affirme Descartes, cet
assemblage de membres que l'on appelle le corps humain » . Et Pascal lui
fait écho : « Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête (car
ce n'est que l'expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire
que les pieds). Mais je ne puis concevoir un homme sans pensée : ce serait
une pierre ou une brute. »
La solidarité est donc
rompue, à l'intérieur de l'être humain, entre un esprit désincarné et un
corps inanimé. Le mécanisme s'empare aussi du corps humain : dès le début du
XVIIe siècle s'affirme le thème de l'animal machine, qui est en même temps
le thème de l'homme machine. Il s'agit là d'une véritable révolution
épistémologique. Jusque-là en effet, dans toute l'histoire de la pensée, la
physique, l'ensemble des phénomènes naturels, s'expliquait par la biologie,
ou plutôt par une doctrine transcendante de la vie universelle dont
l'énergie sacrée circulait à travers la totalité du réel. Désormais la
biologie elle-même va se rattacher à la nouvelle physique ; les
phénomènes vitaux, dépouillés de toute spécificité, seront intelligibles en
vertu des seuls principes de la matière et du mouvement.
Le thème de l'animal
machine apparaît au début du XVIIe siècle chez les représentants autorisés
de la nouvelle philosophie : Mersenne, Hobbes, Descartes. Cette vue
théorique et abstraite trouve une éclatante confirmation dans la découverte
géniale de Harvey, qui, rompant avec la tradition millénaire issue de
Galien, met en lumière pour la première fois le schéma général de la
circulation sanguine. Harvey (1578-1657) parvient de bonne heure à sa
conception du système circulatoire, qu'il publie pour la première fois en
1618, puis de nouveau en 1628 dans la fameuse Exercitatio anatomica de motu
cordis et sanguinis in animalibus. Le plus remarquable est ici que Harvey
lui-même, qui a étudié à Padoue, reste solidaire de l'ancienne philosophie
de la nature ; un peu à la manière de Kepler, il hésite, à la limite entre
les idées anciennes et les valeurs nouvelles que ses propres travaux
serviront à accréditer auprès des meilleurs esprits de l'époque. S'il est
vrai que la circulation du sang, aux yeux de Harvey, imite le mouvement
noblement circulaire des planètes, et si le cœur reste pour lui le soleil du
microcosme, le mérite du médecin anglais n'en est pas moins d'avoir défini à
l'intérieur du corps humain un espace épistémologique où l'ensemble des
phénomènes et leur enchaînement se comprennent par des causes strictement
naturelle". Le cœur est un muscle, agissant à la manière d'une pompe et dont
l'énergie mécanique assure la propulsion du sang à travers l'organisme tout
entier. Ce schéma demeure sans doute incomplet, dans la mesure où, par
exemple, Harvey ignore la fonction des poumons et le sens de la respiration.
Néanmoins sa découverte fournit une première base solide, et longtemps la
seule, aux affirmations des philosophes qui, s'autorisant de ce résultat
acquis, étendront à la totalité de l'organisme la juridiction du
mécanisme...
Descartes
va hardiment au-delà de ce qu'il sait. « Dieu, écrit-il, a fabriqué notre
corps comme une machine et a voulu qu'il fonctionnât comme un instrument
universel, opérant toujours de la même manière selon ses propres lois. » En
dépit de nos tenaces illusions, l'âme n'est pour rien dans la vie corporelle,
qui jouit d'une entière autonomie de gestion ; « toutes les fonctions que j'ai
attribuées à cette machine, comme la digestion des viandes, le battement du
cœur et des artères, la nourriture et la croissance des membres, la
respiration, la veille et le sommeil, la réception de la lumière, des sons,
des odeurs, des goûts, de la chaleur, et de telles autres qualités dans les
organes du sens commun et de l'imagination, la rétention ou l'empreinte de ces
idées dans la mémoire, les mouvements intérieurs des appétits et des passions,
et enfin les mouvements extérieurs de tous les membres (...), - ces fonctions
suivent tout naturellement en cette machine de la seule disposition de ses
organes, ni plus ni moins que font les mouvements d'une horloge, ou autre
automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues »..."
Signification humaine de la liberté. p. 170 sq.
Indications de lecture:
Voir pour plus de précisions les textes de Sheldrake, Capra.
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