Textes philosophiques Ivan 
    Illich     critique du développement   
        
	Dans leur bienveillance, les nations riches 
    entendent aujourd'hui passer aux nations pauvres la camisole de force du 
    développement, avec ses embouteillages et ses emprisonnements dans les 
    hôpitaux ou dans les salles de classe. Au nom du développement, l'opinion 
    internationale approuve cette action. Les riches, les scolarisés, les 
    anciens de ce monde essaient de partager leurs douteux avantages en 
    convainquant le Tiers-Monde d'adopter leurs solutions préemballées ! 
    
          
    Ainsi, les rues de Sao Paulo s'embouteillent tandis que pour fuir la 
    sécheresse près d'un million de Brésiliens du Nord-Est font 800 kilomètres à 
    pied. Des chirurgiens d'Amérique latine suivent des stages dans des hôpitaux 
    spécialisés de New York pour y apprendre des techniques qui ne 
    s'appliqueront qu'à quelques malades, et pendant ce temps la dysenterie 
    amibienne continue d'exercer ses ravages parmi les 90 % de la population. 
    Une poignée d'étudiants bénéficie d'une formation scientifique plus poussée 
    dans les universités américaines, avec l'aide souvent d'une bourse de leur 
    propre gouvernement  si, par hasard, ils retournent en Bolivie, ils 
    deviendront des enseignants, spécialisés dans quelque matière au nom 
    ronflant, à La Paz ou à Cochabamba. Mais les riches exportent des modèles 
    déjà démodés de leur production standardisée. 
     
    L'Alliance pour le progrès (1961) est un excellent exemple 
    d'une institution bienveillante, conçue pour lutter contre le 
    sous-développement. L'Alliance a connu le succès, mais pas celui qu'elle 
    promettait ; elle est devenue l'Alliance pour le progrès de la consommation 
    et de la domestication des masses d'Amérique latine. Elle a permis de faire 
    un grand pas en avant vers une conception moderne de la consommation parmi 
    la bourgeoisie d'Amérique du Sud, en l'intégrant à la culture dominante de 
    la métropole nord-américaine. En même temps, l'Alliance a contribué à la 
    modernisation des aspirations de la majorité des citoyens et les a amenés à 
    croire en la nécessité des produits qu'ils ne pourront jamais obtenir. 
     
     Chaque voiture lancée sur les routes du Brésil prive 
    cinquante personnes de la possibilité de disposer d'un autocar. Chaque 
    réfrigérateur mis sur le marché contribue à restreindre les chances que soit 
    construite une chambre froide pour la communauté. Pour reprendre une formule 
    de Jorge de Ahumada, le brillant économiste chilien, chaque dollar dépensé 
    au profit de la médecine et des hôpitaux coûte une centaine de vies humaines 
    : si chaque dollar avait été, en effet, dépensé pour les approvisionner en 
    eau potable, on aurait pu les sauver. Chacun des dollars dépensés pour 
    l'enseignement représente un nombre accru de privilèges accordés au petit 
    nombre aux dépens de la grande majorité. Il augmente le nombre de ceux qui, 
    avant d'abandonner l'école, auront appris que ceux qui y restent gagnent par 
    là le droit de disposer de plus de pouvoir, d'argent et de prestige. Le 
    résultat d'un pareil enseignement est de définir une nouvelle hiérarchie 
    fondée sur les années de scolarité. 
     
     Tous les pays latino-américains s'efforcent 
    fiévreusement de développer leur système scolaire. Aucun d'entre eux ne 
    dépense pour l'éducation (c'est-à-dire pour la scolarité) moins de 18 % du 
    revenu national provenant des impôts ; beaucoup en dépensent presque le 
    double. Mais ces investissements considérables n'ont encore jamais permis 
    d'assurer cinq années complètes d'enseignement à plus du tiers de la 
    population ; la demande et l'offre en matière d'enseignement croissent en 
    rapport géométrique inverse. Ce qui est vrai de la scolarité l'est également 
    des produits de la plupart des institutions, au cours de cette entreprise de 
    modernisation du tiers monde. 
    
         
    Les constantes améliorations techniques apportées aux produits déjà établis 
    sur le marché profitent généralement beaucoup plus au producteur qu'au 
    consommateur. La complexité des méthodes de fabrication ne permet qu'aux 
    industries puissantes de remplacer continuellement un modèle par un autre. 
    L'attention du consommateur se porte sur d'infimes modifications et lui en 
    fait oublier les conséquences : l'augmentation des prix, la nécessité de 
    changer plus souvent de modèle, le coût plus élevé des réparations et la 
    spécialisation plus grande. Voyez, par exemple, les usages multiples d'un 
    ouvre-boîte ordinaire, tandis qu'un modèle électrique, à condition qu'il 
    fonctionne, n'ouvre qu'un certain type de boîte et coûte cent fois plus cher 
    ! 
     
     Il en va de même pour une pièce détachée de machine 
    agricole et, bien entendu, pour un diplôme universitaire. L'agriculteur du 
    Middle West se laisse aisément convaincre qu'il lui faut un véhicule à 
    quatre roues motrices, capable d'atteindre les 120 km/h sur route, équipé 
    d'essuie-glace électriques et de sièges fauteuils,et qu'il pourra remplacer 
    l'année d'après par un modèle nouveau. Une telle vitesse n'a rien 
    d'indispensable pour la plupart des paysans du monde, qui se soucient peu, 
    par ailleurs, du confort ou de la nouveauté. Ce dont ils ont besoin, c'est 
    d'un moyen de transport qui leur revienne le moins cher possible. Ils vivent 
    dans un monde où le temps ne s'est pas changé en argent, où les essuie-glace 
    à main suffisent encore, où une machine doit durer plus d'une génération. 
    Une bête de somme mécanique leur suffira mais celle-ci ne répond pas aux 
    exigences de la technique moderne et des méthodes de fabrication et de vente 
    sur le marché nord-américain, si bien que personne ne s'avisera de la 
    fabriquer. 
     
     En matière de santé, ce qu'il faut à l'Amérique latine, 
    c'est un personnel paramédical qui puisse intervenir sans l'aide d'un 
    docteur en médecine. Or, au lieu de promouvoir un programme de formation de 
    sages-femmes et de visiteurs médicaux qui seraient appelés à donner les 
    soins indispensables et disposeraient de quelques remèdes, les autorités 
    universitaires latino-américaines préfèrent ouvrir chaque année des écoles 
    d'infirmières spécialisées, de laborantines et de pharmaciens. On prépare 
    ainsi des professionnels uniquement aptes à travailler dans des hôpitaux 
    bien équipés ou à vendre des remèdes toujours plus dangereux. Le monde va 
    vers une impasse dans la mesure où il est incapable de faire face à un 
    double phénomène évolutif : 
     
     Un nombre sans cesse accru d'hommes ne dispose que 
    d'une possibilité de choix toujours plus limitée. Certes, on parle souvent 
    de cet accroissement de la population mondiale, sans autre effet que de 
    créer une psychose de peur. La diminution des choix fondamentaux provoque, 
    elle, l'angoisse parmi les populations, mais on ne s'attarde pas à cet 
    aspect de la question. L'explosion démographique accable l'imagination et 
    l'on ne pense plus qu'à offrir des choix entre différentes marques de 
    produits. Certes, nous sommes dans une impasse. Des consommateurs nouveaux 
    naissent toujours plus nombreux et la demande se développe dans tous les 
    domaines, depuis les produits alimentaires jusqu'aux contraceptifs, pendant 
    que nous ne parvenons à imaginer aucun autre moyen pour la satisfaire que 
    d'offrir les produits conditionnés, maintenant en vente dans les sociétés 
    dignes de notre admiration. 
     
     Je m'attacherai successivement à l'examen de ces deux 
    aspects de la réalité qui nous indiquent la direction permettant de parvenir 
    à une définition du sous-développement. 
    
      À qui profite le 
      développement ?  
         
    Dans la plupart des pays du tiers monde, l'accroissement de population 
    s'accompagne de l'apparition d'une classe moyenne. Au sein de cette classe, 
    nous assistons à une élévation rapide des revenus, du niveau de vie et de la 
    consommation, mais en même temps le fossé se creuse entre elle et la masse 
    du peuple. Même dans les pays où la consommation moyenne par tête d'habitant 
    augmente, la majorité des hommes dispose en fait de quantités de nourriture 
    moindres qu'en 1945, de moins de possibilités de soins lorsqu'ils tombent 
    malades, d'une protection sociale plus limitée et d'une diversité d'emplois 
    plus restreinte. C'est là, en partie, le résultat d'une consommation 
    orientée et la conséquence, d'autre part, de l'éclatement de la cellule 
    familiale et de la culture traditionnelle. En 1969, un plus grand nombre 
    d'êtres vivants souffre de la faim, des maladies et des méfaits du climat, 
    et ce nombre représente un pourcentage accru de la population mondiale. 
     
     Ces conséquences du sous-développement ne sont que trop 
    visibles, mais le sous-développement représente aussi un état d'esprit et 
    toute la difficulté est de comprendre cette prise de conscience particulière 
    qu'il suppose. L'esprit est conditionné au sous-développement lorsque l'on 
    parvient à faire admettre aux masses que leurs besoins se définissent comme 
    un appel aux solutions occidentales, ces solutions toutes faites qui ne leur 
    sont pas accessibles. Dans cette perspective, nous voyons que le 
    sous-développement se perpétue alors même qu'augmente le nombre de salles de 
    classe, de calories, de voitures et de cliniques. Les classes dirigeantes de 
    ces pays s'efforcent de créer des services qui ont été conçus dans le cadre 
    d'une société de l'abondance ; une fois qu'elles ont ainsi monopolisé la 
    demande, elles ne pourront jamais satisfaire les besoins de la majorité. 
     Cette conscience spécifique du sous-développement 
    pourrait se définir comme un résultat du processus de Verdinglichung, ou 
    «réification», pour reprendre un qualificatif que l'on trouve dans Freud et 
    Marx ; par «réification», j'entends que la perception des besoins réels se 
    change en une demande de produits manufacturés : avoir soif, c'est avoir 
    besoin de Coca-Cola ! Cette sorte de réification est le résultat de la 
    manipulation des besoins humains par de vastes organisations qui sont 
    parvenues à dominer l'imagination des consommateurs en puissance. 
    
      Vendeurs d'écoles et de 
      Coca-cola  
          Reprenons 
    l'exemple emprunté au domaine de l'éducation. La promotion intensive de 
    l'enseignement conduit à l'idée que scolarité et éducation sont des termes 
    équivalents, à telle enseigne qu'ils ont tendance à devenir interchangeables 
    dans le langage de tous les jours. Une fois que l'imagination d'une 
    population dans son ensemble a été «scolarisée», c'est-à-dire persuadée que 
    l'école possède le monopole de l'éducation, alors l'analphabète peut être 
    frappé d'impôts qui permettront d'offrir une éducation secondaire et 
    universitaire gratuite aux enfants des riches. 
    Le sous-développement est alors la conséquence d'un «développement» 
    continuel des aspirations matérielles, auquel on parvient par une promotion 
    intensive des ventes. En ce sens, le sous-développement évolutif se situe à 
    l'opposé de ce que je crois être l'éducation véritable : l'éducation par 
    laquelle la conscience s'éveille à de nouvelles possibilités de l'homme, 
    l'éducation qui met l'imagination créatrice au service d'une vie plus 
    humaine. Le sous-développement, au contraire, suppose une capitulation de la 
    conscience sociale et l'acceptation des solutions préfabriquées. 
     
     Certes, ce «marketing» des produits étrangers, qui se 
    traduit finalement par un sous-développement accru, suscite quelques 
    réactions mais qui demeurent superficielles. Un Sud-Américain ressent, 
    peut-être, quelque indignation à la vue d'une fabrique de Coca-Cola au 
    milieu d'un quartier misérable, mais l'instant d'après il sera fier de voir 
    une école normale toute neuve se dresser à côté. Il ne lui plaît pas de voir 
    un «brevet» étranger attaché à une boisson, il préférerait une étiquette 
    nationale. Pourtant, il est prêt à imposer à tous ses concitoyens la 
    scolarité obligatoire, quel qu'en soit le prix, et sans s'apercevoir de 
    cette patente invisible que détient l'école parce qu'elle est affiliée au 
    marché mondial de la production et de la consommation. 
     
     Il y a quelques années, je regardais des ouvriers qui 
    installaient un immense panneau publicitaire invitant à boire du Coca-Cola. 
    La scène se passait dans une plaine désertique du Mexquital ; la sécheresse 
    régnait alors sur ce pays et la famine menaçait. Mon hôte, un Indien 
    misérable de Ixmiquilpan, avait offert aux ouvriers avant qu'ils se mettent 
    au travail un petit verre de cette boisson, de cette eau noirâtre, sucrée et 
    coûteuse. La colère me prend rien que d'y penser, mais que dire de ces 
    réunions de l'UNESCO où des bureaucrates, pleins de bonnes intentions, bien 
    rémunérés, discutent gravement des programmes des écoles latino-américaines 
    ; et je pense encore à ces discours enflammés des libéraux réclamant plus 
    d'écoles. Certes, la tromperie dont les vendeurs d'écoles se rendent 
    coupables est moins évidente que celle du représentant de Coca-Cola, ou de 
    Ford, mais elle est plus dangereuse. Ils poussent à la consommation d'une 
    drogue plus pernicieuse. Suivre les classes de l'école primaire représente 
    un luxe qui est loin d'êtrei noffensif : je songerais plutôt à ces Indiens 
    des Andes mâchant leur coca et qui se retrouvent asservis à leurs maîtres. 
    
      La dépendance au 
      développement  
         Et 
    plus un être a goûté à cette drogue de la scolarité, plus il souffre 
    lorsqu'il doit y renoncer. En effet,celui qui abandonne après sa septième 
    année ressent plus cruellement son infériorité que celui qui abandonne après 
    trois ans. L'opium des écoles a plus de force que celui des églises en 
    d'autres temps. À mesure que l'esprit de la société se scolarise, les 
    individus oublient qu'il est possible de vivre sans se sentir inférieur à 
    autrui. L'exode de la campagne vers la ville fait apparaître une nouvelle 
    forme d'inégalité : l'infériorité sociale du peon était héréditaire, le 
    «laissé-pour-compte» de l'école fait l'expérience d'une inégalité dont on le 
    tient pour responsable. Les écoles justifient cruellement sur le plan 
    rationnel la hiérarchie sociale dont les églises défendaient autrefois 
    l'origine divine. 
     
     Le fait de ne pas consommer de Coca-Cola ou de ne pas 
    acheter de voiture n'est pas encore considéré comme un délit, tandis que 
    c'en est un de quitter l'école trop tôt. Le gouvernement brésilien a 
    récemment doublé la durée de scolarité obligatoire et gratuite. Dorénavant, 
    tout enfant brésilien qui abandonne l'école avant l'âge de seize ans risque, 
    tôt ou tard, d'être accusé de ne pas avoir profité d'un privilège légalement 
    obligatoire. Or, cette loi a été promulguée dans un pays où les prévisions 
    les plus optimistes ne permettent même pas d'envisager le jour où les 25 % 
    seulement de la population pourront effectivement jouir de ce privilège. 
    L'adoption des normes internationales en matière de scolarité condamne la 
    plupart des Latino-Américains à une vie en marge de la société ou à en être 
    définitivement exclus ; bref, ils sont condamnés au sous-développement. 
     
     On constate partout le même phénomène : les objectifs 
    sociaux prennent l'apparence de niveaux de consommation qu'il faut à tout 
    prix atteindre. Par-dessus toutes les frontières géographiques, idéologiques 
    et culturelles, les nations sont en voie de créer leurs usines automobiles, 
    leurs écoles normales, leurs écoles de médecine, et la plupart de ces 
    créations ne sont, au mieux, que de pâles copies des modèles étrangers. 
    
         Ce 
    dont le Tiers Monde a besoin, c'est d'une révolution de ses institutions. 
    Les révolutions de la dernière génération furent, dans l'ensemble, 
    politiques. Un groupe d'hommes nouveaux, avec leurs propres justifications 
    idéologiques, s'empara du pouvoir, mais il continua, par la suite, d'assurer 
    le fonctionnement des institutions scolaires, médicales et économiques ; 
    seule, la clientèle a parfois changé, mais comme les institutions ne se sont 
    pas modifiées, les clients sont toujours aussi peu nombreux. L'éducation 
    illustre ce point. Le prix de revient de la scolarisation par élève est à 
    peu près semblable dans le monde entier, dans la mesure où les critères, par 
    lesquels on évalue la qualité de l'enseignement, deviennent partout 
    comparables. L'accès à l'enseignement public dépend partout du revenu par 
    tête. (Des pays comme la Chine et le Vietnam du Nord seraient peut être dans 
    ce domaine des exceptions intéressantes.) Partout dans le Tiers Monde, les 
    institutions modernes sont improductives, si l'on se réfère à l'objectif 
    égalitaire qu'elles se proposaient. Mais tant que l'imagination sociale de 
    la majorité ne sera pas détruite par sa capitulation définitive devant les 
    institutions existantes, les chances de préparer une révolution 
    institutionnelle seront plus grandes dans le tiers monde que chez les 
    riches. D'où l'urgence d'un travail qui entreprendrait de définir d'autres 
    possibilités face aux solutions dites modernes. 
     
    Le sous-développement, dans beaucoup de pays, tend à devenir 
    une maladie chronique. Il faudrait que la révolution dont je parle puisse 
    intervenir avant qu'il ne soit trop tard. L'éducation, encore une fois, nous 
    fournit un excellent exemple. Il y a sous-développement chronique en matière 
    d'éducation quand la demande de scolarisation devient si universelle que 
    l'opinion publique unanime réclame une concentration des ressources 
    disponibles pour l'éducation sur le système scolaire. Parvenu à ce point, il 
    devient impossible de séparer l'éducation de la scolarisation. 
     
     La seule réponse possible au sous-développement est la 
    satisfaction des besoins fondamentaux, envisagée comme un objectif à long 
    terme dans des régions dont les possibilités en matière de financement 
    seront toujours limitées. Il est plus aisé de parler de contre-projets face 
    aux institutions, services et produits existants, que de les définir avec 
    précision. Je n'entends, pour ma part, ni dépeindre une utopie, ni écrire 
    quelque récit d'anticipation. Je me propose seulement de citer quelques 
    exemples qui permettent de voir dans quelles directions les recherches 
    devraient s'engager. 
     
     On a déjà donné des exemples de ce genre : remplacer 
    les voitures privées par des moyens de transport collectif, les gros 
    transports routiers par des véhicules lents mais tout terrain ; 
    approvisionner en eau potable plutôt que de mettre en place des services 
    chirurgicaux trop onéreux ; des aides médicaux plutôt que des médecins et 
    des infirmières spécialisées ; des chambres froides communautaires plutôt 
    que des réfrigérateurs individuels. On pourrait citer des dizaines d'autres 
    possibilités à l'inverse des choix habituels. Pourquoi, par exemple, ne pas 
    considérer la marche à pied comme une solution de rechange au problème des 
    embouteillages et ne pas amener les urbanistes à se soumettre à cet 
    impératif ? Pourquoi ne pas concevoir un abri familial dont les éléments 
    seraient préfabriqués et pourquoi ne pas obliger chaque citoyen à apprendre, 
    au cours d'une année de service civil, comment construire un habitat décent 
    ? 
     
     Il est plus difficile de trouver des solutions de 
    rechange en matière d'éducation, sans doute parce que les écoles tiennent 
    depuis longtemps une place trop grande dans notre vie. Mais il demeure 
    cependant possible d'indiquer là aussi une direction vers laquelle porter 
    notre effort de recherche. Actuellement, la scolarisation est conçue comme 
    un système gradué, avec des programmes définis. Les enfants doivent aller en 
    classe pendant toute une année scolaire, ce qui représente environ mille 
    heures annuelles pendant une succession d'années. En moyenne, les pays 
    d'Amérique latine sont en mesure d'assurer à chaque citoyen huit à quarante 
    mois de ce service. Pourquoi donc ne pas imaginer à la place un ou deux mois 
    d'éducation obligatoire par an pour tout citoyen en dessous de l'âge de 
    trente ans ? 
     
     Des crédits importants sont dépensés pour les enfants. 
    Or, on peut enseigner à lire et à écrire dix fois plus vite à un adulte et 
    pour dix fois moins cher. Par ailleurs, l'investissement est source de 
    profits immédiats, soit que l'on considère que cet apprentissage ouvre à 
    l'adulte de nouveaux horizons, lui permet de se sentir responsable, sur le 
    plan politique et sur le plan familial, ou que l'on se place dans la 
    perspective de la productivité. L'adulte éduqué pourra, en effet, contribuer 
    à l'éducation de ses enfants et à celle des autres adultes. Et pourtant, les 
    programmes d'alphabétisation ne trouvent que peu ou pas de soutien en 
    Amérique latine, où les écoles ont droit à toutes les ressources publiques. 
    Ces programmes sont également condamnés sans pitié au Brésil et ailleurs, où 
    les militaires ont jeté le masque et apportent ouvertement leur soutien à 
    l'oligarchie industrielle ou féodale. 
     
     D'autres possibilités en matière d'éducation seront 
    encore plus difficiles à définir, parce que nous ne disposons pas d'exemples 
    qui nous permettent de les envisager. Nous pourrions, cependant, imaginer de 
    répartir les ressources de telle manière que chaque citoyen ait un minimum 
    de chance. L'éducation ne deviendra la préoccupation politique de la 
    majorité que lorsque chaque individu aura une conscience précise des crédits 
    d'enseignement qui lui sont dus, et quelque idée de la façon dont il pourra 
    les obtenir. Il faudrait penser à une décision analogue à celle qui fut 
    prise en faveur des combattants américains ; on répartirait les crédits 
    entre les différents enfants d'âge scolaire et chacun disposerait ainsi d'un 
    crédit éducatif qu'il pourrait utiliser tôt ou tard. Quels besoins 
    pourraient satisfaire le peu de crédits éducatifs dont dispose une 
    république latino-américaine ? Tout d'abord, on distribuerait ces livres, 
    ces images, ces jeux, ces jouets que l'on ne voit jamais dans les foyers des 
    déshérités, mais qui sont indispensables aux enfants de la bourgeoisie et 
    qui leur viennent en aide pour apprendre l'alphabet, les couleurs, les 
    formes, et contribuent au développement de leur esprit. Dans le Tiers Monde, 
    il faut déjà choisir entre cette distribution et les écoles. 
    Malheureusement, les pauvres, pour qui ce choix est une nécessité, ne sont 
    pas appelés à donner leur avis. 
     
     Et je vois bien toute la difficulté qu'il y a à définir 
    des solutions de rechange à des institutions et des produits, qui retiennent 
    aujourd'hui toute notre attention, qui nous imposent une conception 
    particulière de la réalité. C'est pourquoi il faut que tous ceux qui 
    possèdent encore l'imagination créatrice et la volonté d'agir s'unissent 
    dans cette tâche. Cette union, me dira-t-on, existe : elle se retrouve dans 
    ce que nous avons coutume d'appeler la recherche. 
    
         
    Mais de quelle recherche parlons-nous ? De la recherche fondamentale en 
    physique, en génétique, en médecine, en pédagogie ? Certes, le travail 
    d'hommes tels que F.H.C. Crick, Jean Piaget et Murray GellMann et de bien 
    d'autres doit continuer d'élargir les horizons de la science ; mais il leur 
    faut des laboratoires, des bibliothèques, des collaborateurs compétents, ce 
    qui les contraint à travailler dans les quelques capitales du savoir, et 
    leurs recherches deviennent le point de départ de nouveaux travaux dans le 
    domaine de l'application. 
     
     Mais je ne parle pas ici de la recherche appliquée et 
    des milliards qui s'y engloutissent, car ces crédits dépensés généreusement 
    par les institutions existantes le sont à leur profit, en vue d'améliorer et 
    de vendre leurs produits. La recherche appliquée, c'est de l'argent que l'on 
    dépense pour mettre en fabrication des avions plus rapides, pour construire 
    des aéroports plus sûrs ; pour fabriquer des spécialités pharmaceutiques 
    plus redoutables et former des médecins capables de prévenir leurs effets 
    souvent mortels ; pour accroître le volume de connaissances que l'on peut 
    faire tenir dans une salle de classe ; pour mettre au point la gestion des 
    entreprises gigantesques. À cette sorte de recherche, il faut répondre par 
    une contre-recherche, si nous voulons avoir quelque chance de trouver des 
    solutions de rechange face à l'automobile, l'hôpital, l'école, et à tout cet 
    équipement que l'on prétend indispensable à la vie moderne. 
     
     Je voudrais, en conséquence, parler d'une autre 
    recherche, particulièrement difficile, que l'on a jusqu'à présent négligée 
    pour des raisons évidentes. Je lance un appel pour que se développe une 
    recherche qui vise à remplacer les produits dominant le marché, les centres 
    hospitaliers et les spécialistes prolongeant le malade, les écoles et les 
    programmes impératifs interdisant de s'instruire à ceux qui n'ont pas suivi 
    le bon chemin, qui ne se sont pas enfermés assez longtemps dans les salles 
    de classe, qui ne veulent pas payer le prix du savoir en se soumettant à la 
    surveillance, à la sélection, aux diplômes et à l'endoctrinement. 
     
     Ce dont nous avons, par conséquent, le plus grand 
    besoin, si nous voulons que les nations pauvres aient un avenir, c'est d'une 
    contre-recherche, différente de ces projets de l'an 2000 qui envisagent des 
    changements sociaux mais qui ne les conçoivent que par des améliorations 
    apportées à une technologie déjà en plein essor. La contre-recherche que je 
    propose doit d'abord tenir compte du manque constant de capitaux dans le 
    tiers monde. Insistons, encore une fois, sur les difficultés inhérentes à 
    une telle recherche. 
     
     Le chercheur doit mettre en doute ce qui apparaît comme 
    évident aux yeux de tous, puis persuader ceux qui détiennent les pouvoirs de 
    décision d'agir à l'encontre de leurs intérêts à court terme, ou convaincre 
    l'opinion de faire pression sur eux. Il lui faut, enfin, survivre dans un 
    monde qu'il cherche à changer de façon si profonde que ses concitoyens, ceux 
    qui font partie de la minorité privilégiée, considéreront qu'il cherche à 
    miner le sol sur lequel nous vivons. Et, s'il réussit, quelles seront les 
    réactions des sociétés technologiquement avancées qui pourraient, alors, 
    envier le sort des «pauvres» ? 
     
     Ceux qui définissent les politiques de développement, 
    que ce soit en Amérique du Nord, ou du Sud, en Russie ou en Israël, 
    reprennent toujours le même modèle. Ils se servent de ce qui est employé à 
    satisfaire leurs propres besoins. Ils utilisent les institutions sur 
    lesquelles ils ont pouvoir ou contrôle. La formule est mauvaise et ne 
    conduit qu'à l'échec. Il n'y a pas assez d'argent dans le monde, les budgets 
    militaires et spatiaux des superpuissances ne suffiraient pas pour assurer 
    la réussite de tels projets. 
     
     Et ceux qui veulent faire une révolution suivent un 
    raisonnement analogue. Ils promettent, le plus souvent, que tous les 
    citoyens bénéficieront des privilèges réservés à l'élite : écoles, hôpitaux, 
    etc. Cette promesse est vaine parce qu'elle se fonde sur l'illusion qui 
    consiste à croire qu'il sera possible d'agrandir les institutions en place. 
    Par conséquent, la contre-recherche que je propose menace tout autant les 
    révolutionnaires et leurs promesses que les puissances capitalistes. 
     
     Au Vietnam, un peuple avec ses bicyclettes et ses 
    bambous aiguisés tient en échec la plus grande machine de production et de 
    recherche que l'on ait jamais conçue. Notre survie, nous devons la chercher 
    dans un tiers monde où l'ingéniosité de l'homme saura déjouer pacifiquement 
    la force et ses machines de guerre. Pour lutter contre la tendance à un 
    sous-développement accru et la vaincre, il faut apprendre à rire des 
    solutions reconnues. Ce n'est pas là une tâche facile, mais ainsi nous 
    serons à même de changer des choix et des exigences qui rendent le 
    sous-développement inévitable. Seuls des hommes libres peuvent se raviser et 
    réinventer le monde. Bien que personne ne dispose d'une entière liberté, 
    certains hommes sont plus libres que d'autres. 
    Ce texte est extrait du 
    numéro spécial de la revue L'écologiste n°6. 
	1964. 
    Indications de lecture:
    (1) Ce texte est extrait du 
    dernier chapitre « La pauvreté planifiée »de l'ouvrage Libérer l'avenir 
    (Seuil, 1971), traduction de l'ouvrage publié en 1969 sous le titre "Celebration 
    of Awareness". 
    (2) L'Assemblée générale des Nations unies a adopté le 24 octobre1970 une 
    stratégie pour « la deuxième décennie du développement» dans laquelle 
    l'alinéa 43 de la résolution 2626 stipule l'objectif d'une aide publique au 
    développement (APD) d'un montant de 0,70 % du produit national brut à verser 
    par « chaque pays économiquement avancé ». 
  
     
          
      
      
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