Textes philosophiques Ivan
Illich critique du développement
Dans leur bienveillance, les nations riches
entendent aujourd'hui passer aux nations pauvres la camisole de force du
développement, avec ses embouteillages et ses emprisonnements dans les
hôpitaux ou dans les salles de classe. Au nom du développement, l'opinion
internationale approuve cette action. Les riches, les scolarisés, les
anciens de ce monde essaient de partager leurs douteux avantages en
convainquant le Tiers-Monde d'adopter leurs solutions préemballées !
Ainsi, les rues de Sao Paulo s'embouteillent tandis que pour fuir la
sécheresse près d'un million de Brésiliens du Nord-Est font 800 kilomètres à
pied. Des chirurgiens d'Amérique latine suivent des stages dans des hôpitaux
spécialisés de New York pour y apprendre des techniques qui ne
s'appliqueront qu'à quelques malades, et pendant ce temps la dysenterie
amibienne continue d'exercer ses ravages parmi les 90 % de la population.
Une poignée d'étudiants bénéficie d'une formation scientifique plus poussée
dans les universités américaines, avec l'aide souvent d'une bourse de leur
propre gouvernement si, par hasard, ils retournent en Bolivie, ils
deviendront des enseignants, spécialisés dans quelque matière au nom
ronflant, à La Paz ou à Cochabamba. Mais les riches exportent des modèles
déjà démodés de leur production standardisée.
L'Alliance pour le progrès (1961) est un excellent exemple
d'une institution bienveillante, conçue pour lutter contre le
sous-développement. L'Alliance a connu le succès, mais pas celui qu'elle
promettait ; elle est devenue l'Alliance pour le progrès de la consommation
et de la domestication des masses d'Amérique latine. Elle a permis de faire
un grand pas en avant vers une conception moderne de la consommation parmi
la bourgeoisie d'Amérique du Sud, en l'intégrant à la culture dominante de
la métropole nord-américaine. En même temps, l'Alliance a contribué à la
modernisation des aspirations de la majorité des citoyens et les a amenés à
croire en la nécessité des produits qu'ils ne pourront jamais obtenir.
Chaque voiture lancée sur les routes du Brésil prive
cinquante personnes de la possibilité de disposer d'un autocar. Chaque
réfrigérateur mis sur le marché contribue à restreindre les chances que soit
construite une chambre froide pour la communauté. Pour reprendre une formule
de Jorge de Ahumada, le brillant économiste chilien, chaque dollar dépensé
au profit de la médecine et des hôpitaux coûte une centaine de vies humaines
: si chaque dollar avait été, en effet, dépensé pour les approvisionner en
eau potable, on aurait pu les sauver. Chacun des dollars dépensés pour
l'enseignement représente un nombre accru de privilèges accordés au petit
nombre aux dépens de la grande majorité. Il augmente le nombre de ceux qui,
avant d'abandonner l'école, auront appris que ceux qui y restent gagnent par
là le droit de disposer de plus de pouvoir, d'argent et de prestige. Le
résultat d'un pareil enseignement est de définir une nouvelle hiérarchie
fondée sur les années de scolarité.
Tous les pays latino-américains s'efforcent
fiévreusement de développer leur système scolaire. Aucun d'entre eux ne
dépense pour l'éducation (c'est-à-dire pour la scolarité) moins de 18 % du
revenu national provenant des impôts ; beaucoup en dépensent presque le
double. Mais ces investissements considérables n'ont encore jamais permis
d'assurer cinq années complètes d'enseignement à plus du tiers de la
population ; la demande et l'offre en matière d'enseignement croissent en
rapport géométrique inverse. Ce qui est vrai de la scolarité l'est également
des produits de la plupart des institutions, au cours de cette entreprise de
modernisation du tiers monde.
Les constantes améliorations techniques apportées aux produits déjà établis
sur le marché profitent généralement beaucoup plus au producteur qu'au
consommateur. La complexité des méthodes de fabrication ne permet qu'aux
industries puissantes de remplacer continuellement un modèle par un autre.
L'attention du consommateur se porte sur d'infimes modifications et lui en
fait oublier les conséquences : l'augmentation des prix, la nécessité de
changer plus souvent de modèle, le coût plus élevé des réparations et la
spécialisation plus grande. Voyez, par exemple, les usages multiples d'un
ouvre-boîte ordinaire, tandis qu'un modèle électrique, à condition qu'il
fonctionne, n'ouvre qu'un certain type de boîte et coûte cent fois plus cher
!
Il en va de même pour une pièce détachée de machine
agricole et, bien entendu, pour un diplôme universitaire. L'agriculteur du
Middle West se laisse aisément convaincre qu'il lui faut un véhicule à
quatre roues motrices, capable d'atteindre les 120 km/h sur route, équipé
d'essuie-glace électriques et de sièges fauteuils,et qu'il pourra remplacer
l'année d'après par un modèle nouveau. Une telle vitesse n'a rien
d'indispensable pour la plupart des paysans du monde, qui se soucient peu,
par ailleurs, du confort ou de la nouveauté. Ce dont ils ont besoin, c'est
d'un moyen de transport qui leur revienne le moins cher possible. Ils vivent
dans un monde où le temps ne s'est pas changé en argent, où les essuie-glace
à main suffisent encore, où une machine doit durer plus d'une génération.
Une bête de somme mécanique leur suffira mais celle-ci ne répond pas aux
exigences de la technique moderne et des méthodes de fabrication et de vente
sur le marché nord-américain, si bien que personne ne s'avisera de la
fabriquer.
En matière de santé, ce qu'il faut à l'Amérique latine,
c'est un personnel paramédical qui puisse intervenir sans l'aide d'un
docteur en médecine. Or, au lieu de promouvoir un programme de formation de
sages-femmes et de visiteurs médicaux qui seraient appelés à donner les
soins indispensables et disposeraient de quelques remèdes, les autorités
universitaires latino-américaines préfèrent ouvrir chaque année des écoles
d'infirmières spécialisées, de laborantines et de pharmaciens. On prépare
ainsi des professionnels uniquement aptes à travailler dans des hôpitaux
bien équipés ou à vendre des remèdes toujours plus dangereux. Le monde va
vers une impasse dans la mesure où il est incapable de faire face à un
double phénomène évolutif :
Un nombre sans cesse accru d'hommes ne dispose que
d'une possibilité de choix toujours plus limitée. Certes, on parle souvent
de cet accroissement de la population mondiale, sans autre effet que de
créer une psychose de peur. La diminution des choix fondamentaux provoque,
elle, l'angoisse parmi les populations, mais on ne s'attarde pas à cet
aspect de la question. L'explosion démographique accable l'imagination et
l'on ne pense plus qu'à offrir des choix entre différentes marques de
produits. Certes, nous sommes dans une impasse. Des consommateurs nouveaux
naissent toujours plus nombreux et la demande se développe dans tous les
domaines, depuis les produits alimentaires jusqu'aux contraceptifs, pendant
que nous ne parvenons à imaginer aucun autre moyen pour la satisfaire que
d'offrir les produits conditionnés, maintenant en vente dans les sociétés
dignes de notre admiration.
Je m'attacherai successivement à l'examen de ces deux
aspects de la réalité qui nous indiquent la direction permettant de parvenir
à une définition du sous-développement.
À qui profite le
développement ?
Dans la plupart des pays du tiers monde, l'accroissement de population
s'accompagne de l'apparition d'une classe moyenne. Au sein de cette classe,
nous assistons à une élévation rapide des revenus, du niveau de vie et de la
consommation, mais en même temps le fossé se creuse entre elle et la masse
du peuple. Même dans les pays où la consommation moyenne par tête d'habitant
augmente, la majorité des hommes dispose en fait de quantités de nourriture
moindres qu'en 1945, de moins de possibilités de soins lorsqu'ils tombent
malades, d'une protection sociale plus limitée et d'une diversité d'emplois
plus restreinte. C'est là, en partie, le résultat d'une consommation
orientée et la conséquence, d'autre part, de l'éclatement de la cellule
familiale et de la culture traditionnelle. En 1969, un plus grand nombre
d'êtres vivants souffre de la faim, des maladies et des méfaits du climat,
et ce nombre représente un pourcentage accru de la population mondiale.
Ces conséquences du sous-développement ne sont que trop
visibles, mais le sous-développement représente aussi un état d'esprit et
toute la difficulté est de comprendre cette prise de conscience particulière
qu'il suppose. L'esprit est conditionné au sous-développement lorsque l'on
parvient à faire admettre aux masses que leurs besoins se définissent comme
un appel aux solutions occidentales, ces solutions toutes faites qui ne leur
sont pas accessibles. Dans cette perspective, nous voyons que le
sous-développement se perpétue alors même qu'augmente le nombre de salles de
classe, de calories, de voitures et de cliniques. Les classes dirigeantes de
ces pays s'efforcent de créer des services qui ont été conçus dans le cadre
d'une société de l'abondance ; une fois qu'elles ont ainsi monopolisé la
demande, elles ne pourront jamais satisfaire les besoins de la majorité.
Cette conscience spécifique du sous-développement
pourrait se définir comme un résultat du processus de Verdinglichung, ou
«réification», pour reprendre un qualificatif que l'on trouve dans Freud et
Marx ; par «réification», j'entends que la perception des besoins réels se
change en une demande de produits manufacturés : avoir soif, c'est avoir
besoin de Coca-Cola ! Cette sorte de réification est le résultat de la
manipulation des besoins humains par de vastes organisations qui sont
parvenues à dominer l'imagination des consommateurs en puissance.
Vendeurs d'écoles et de
Coca-cola
Reprenons
l'exemple emprunté au domaine de l'éducation. La promotion intensive de
l'enseignement conduit à l'idée que scolarité et éducation sont des termes
équivalents, à telle enseigne qu'ils ont tendance à devenir interchangeables
dans le langage de tous les jours. Une fois que l'imagination d'une
population dans son ensemble a été «scolarisée», c'est-à-dire persuadée que
l'école possède le monopole de l'éducation, alors l'analphabète peut être
frappé d'impôts qui permettront d'offrir une éducation secondaire et
universitaire gratuite aux enfants des riches.
Le sous-développement est alors la conséquence d'un «développement»
continuel des aspirations matérielles, auquel on parvient par une promotion
intensive des ventes. En ce sens, le sous-développement évolutif se situe à
l'opposé de ce que je crois être l'éducation véritable : l'éducation par
laquelle la conscience s'éveille à de nouvelles possibilités de l'homme,
l'éducation qui met l'imagination créatrice au service d'une vie plus
humaine. Le sous-développement, au contraire, suppose une capitulation de la
conscience sociale et l'acceptation des solutions préfabriquées.
Certes, ce «marketing» des produits étrangers, qui se
traduit finalement par un sous-développement accru, suscite quelques
réactions mais qui demeurent superficielles. Un Sud-Américain ressent,
peut-être, quelque indignation à la vue d'une fabrique de Coca-Cola au
milieu d'un quartier misérable, mais l'instant d'après il sera fier de voir
une école normale toute neuve se dresser à côté. Il ne lui plaît pas de voir
un «brevet» étranger attaché à une boisson, il préférerait une étiquette
nationale. Pourtant, il est prêt à imposer à tous ses concitoyens la
scolarité obligatoire, quel qu'en soit le prix, et sans s'apercevoir de
cette patente invisible que détient l'école parce qu'elle est affiliée au
marché mondial de la production et de la consommation.
Il y a quelques années, je regardais des ouvriers qui
installaient un immense panneau publicitaire invitant à boire du Coca-Cola.
La scène se passait dans une plaine désertique du Mexquital ; la sécheresse
régnait alors sur ce pays et la famine menaçait. Mon hôte, un Indien
misérable de Ixmiquilpan, avait offert aux ouvriers avant qu'ils se mettent
au travail un petit verre de cette boisson, de cette eau noirâtre, sucrée et
coûteuse. La colère me prend rien que d'y penser, mais que dire de ces
réunions de l'UNESCO où des bureaucrates, pleins de bonnes intentions, bien
rémunérés, discutent gravement des programmes des écoles latino-américaines
; et je pense encore à ces discours enflammés des libéraux réclamant plus
d'écoles. Certes, la tromperie dont les vendeurs d'écoles se rendent
coupables est moins évidente que celle du représentant de Coca-Cola, ou de
Ford, mais elle est plus dangereuse. Ils poussent à la consommation d'une
drogue plus pernicieuse. Suivre les classes de l'école primaire représente
un luxe qui est loin d'êtrei noffensif : je songerais plutôt à ces Indiens
des Andes mâchant leur coca et qui se retrouvent asservis à leurs maîtres.
La dépendance au
développement
Et
plus un être a goûté à cette drogue de la scolarité, plus il souffre
lorsqu'il doit y renoncer. En effet,celui qui abandonne après sa septième
année ressent plus cruellement son infériorité que celui qui abandonne après
trois ans. L'opium des écoles a plus de force que celui des églises en
d'autres temps. À mesure que l'esprit de la société se scolarise, les
individus oublient qu'il est possible de vivre sans se sentir inférieur à
autrui. L'exode de la campagne vers la ville fait apparaître une nouvelle
forme d'inégalité : l'infériorité sociale du peon était héréditaire, le
«laissé-pour-compte» de l'école fait l'expérience d'une inégalité dont on le
tient pour responsable. Les écoles justifient cruellement sur le plan
rationnel la hiérarchie sociale dont les églises défendaient autrefois
l'origine divine.
Le fait de ne pas consommer de Coca-Cola ou de ne pas
acheter de voiture n'est pas encore considéré comme un délit, tandis que
c'en est un de quitter l'école trop tôt. Le gouvernement brésilien a
récemment doublé la durée de scolarité obligatoire et gratuite. Dorénavant,
tout enfant brésilien qui abandonne l'école avant l'âge de seize ans risque,
tôt ou tard, d'être accusé de ne pas avoir profité d'un privilège légalement
obligatoire. Or, cette loi a été promulguée dans un pays où les prévisions
les plus optimistes ne permettent même pas d'envisager le jour où les 25 %
seulement de la population pourront effectivement jouir de ce privilège.
L'adoption des normes internationales en matière de scolarité condamne la
plupart des Latino-Américains à une vie en marge de la société ou à en être
définitivement exclus ; bref, ils sont condamnés au sous-développement.
On constate partout le même phénomène : les objectifs
sociaux prennent l'apparence de niveaux de consommation qu'il faut à tout
prix atteindre. Par-dessus toutes les frontières géographiques, idéologiques
et culturelles, les nations sont en voie de créer leurs usines automobiles,
leurs écoles normales, leurs écoles de médecine, et la plupart de ces
créations ne sont, au mieux, que de pâles copies des modèles étrangers.
Ce
dont le Tiers Monde a besoin, c'est d'une révolution de ses institutions.
Les révolutions de la dernière génération furent, dans l'ensemble,
politiques. Un groupe d'hommes nouveaux, avec leurs propres justifications
idéologiques, s'empara du pouvoir, mais il continua, par la suite, d'assurer
le fonctionnement des institutions scolaires, médicales et économiques ;
seule, la clientèle a parfois changé, mais comme les institutions ne se sont
pas modifiées, les clients sont toujours aussi peu nombreux. L'éducation
illustre ce point. Le prix de revient de la scolarisation par élève est à
peu près semblable dans le monde entier, dans la mesure où les critères, par
lesquels on évalue la qualité de l'enseignement, deviennent partout
comparables. L'accès à l'enseignement public dépend partout du revenu par
tête. (Des pays comme la Chine et le Vietnam du Nord seraient peut être dans
ce domaine des exceptions intéressantes.) Partout dans le Tiers Monde, les
institutions modernes sont improductives, si l'on se réfère à l'objectif
égalitaire qu'elles se proposaient. Mais tant que l'imagination sociale de
la majorité ne sera pas détruite par sa capitulation définitive devant les
institutions existantes, les chances de préparer une révolution
institutionnelle seront plus grandes dans le tiers monde que chez les
riches. D'où l'urgence d'un travail qui entreprendrait de définir d'autres
possibilités face aux solutions dites modernes.
Le sous-développement, dans beaucoup de pays, tend à devenir
une maladie chronique. Il faudrait que la révolution dont je parle puisse
intervenir avant qu'il ne soit trop tard. L'éducation, encore une fois, nous
fournit un excellent exemple. Il y a sous-développement chronique en matière
d'éducation quand la demande de scolarisation devient si universelle que
l'opinion publique unanime réclame une concentration des ressources
disponibles pour l'éducation sur le système scolaire. Parvenu à ce point, il
devient impossible de séparer l'éducation de la scolarisation.
La seule réponse possible au sous-développement est la
satisfaction des besoins fondamentaux, envisagée comme un objectif à long
terme dans des régions dont les possibilités en matière de financement
seront toujours limitées. Il est plus aisé de parler de contre-projets face
aux institutions, services et produits existants, que de les définir avec
précision. Je n'entends, pour ma part, ni dépeindre une utopie, ni écrire
quelque récit d'anticipation. Je me propose seulement de citer quelques
exemples qui permettent de voir dans quelles directions les recherches
devraient s'engager.
On a déjà donné des exemples de ce genre : remplacer
les voitures privées par des moyens de transport collectif, les gros
transports routiers par des véhicules lents mais tout terrain ;
approvisionner en eau potable plutôt que de mettre en place des services
chirurgicaux trop onéreux ; des aides médicaux plutôt que des médecins et
des infirmières spécialisées ; des chambres froides communautaires plutôt
que des réfrigérateurs individuels. On pourrait citer des dizaines d'autres
possibilités à l'inverse des choix habituels. Pourquoi, par exemple, ne pas
considérer la marche à pied comme une solution de rechange au problème des
embouteillages et ne pas amener les urbanistes à se soumettre à cet
impératif ? Pourquoi ne pas concevoir un abri familial dont les éléments
seraient préfabriqués et pourquoi ne pas obliger chaque citoyen à apprendre,
au cours d'une année de service civil, comment construire un habitat décent
?
Il est plus difficile de trouver des solutions de
rechange en matière d'éducation, sans doute parce que les écoles tiennent
depuis longtemps une place trop grande dans notre vie. Mais il demeure
cependant possible d'indiquer là aussi une direction vers laquelle porter
notre effort de recherche. Actuellement, la scolarisation est conçue comme
un système gradué, avec des programmes définis. Les enfants doivent aller en
classe pendant toute une année scolaire, ce qui représente environ mille
heures annuelles pendant une succession d'années. En moyenne, les pays
d'Amérique latine sont en mesure d'assurer à chaque citoyen huit à quarante
mois de ce service. Pourquoi donc ne pas imaginer à la place un ou deux mois
d'éducation obligatoire par an pour tout citoyen en dessous de l'âge de
trente ans ?
Des crédits importants sont dépensés pour les enfants.
Or, on peut enseigner à lire et à écrire dix fois plus vite à un adulte et
pour dix fois moins cher. Par ailleurs, l'investissement est source de
profits immédiats, soit que l'on considère que cet apprentissage ouvre à
l'adulte de nouveaux horizons, lui permet de se sentir responsable, sur le
plan politique et sur le plan familial, ou que l'on se place dans la
perspective de la productivité. L'adulte éduqué pourra, en effet, contribuer
à l'éducation de ses enfants et à celle des autres adultes. Et pourtant, les
programmes d'alphabétisation ne trouvent que peu ou pas de soutien en
Amérique latine, où les écoles ont droit à toutes les ressources publiques.
Ces programmes sont également condamnés sans pitié au Brésil et ailleurs, où
les militaires ont jeté le masque et apportent ouvertement leur soutien à
l'oligarchie industrielle ou féodale.
D'autres possibilités en matière d'éducation seront
encore plus difficiles à définir, parce que nous ne disposons pas d'exemples
qui nous permettent de les envisager. Nous pourrions, cependant, imaginer de
répartir les ressources de telle manière que chaque citoyen ait un minimum
de chance. L'éducation ne deviendra la préoccupation politique de la
majorité que lorsque chaque individu aura une conscience précise des crédits
d'enseignement qui lui sont dus, et quelque idée de la façon dont il pourra
les obtenir. Il faudrait penser à une décision analogue à celle qui fut
prise en faveur des combattants américains ; on répartirait les crédits
entre les différents enfants d'âge scolaire et chacun disposerait ainsi d'un
crédit éducatif qu'il pourrait utiliser tôt ou tard. Quels besoins
pourraient satisfaire le peu de crédits éducatifs dont dispose une
république latino-américaine ? Tout d'abord, on distribuerait ces livres,
ces images, ces jeux, ces jouets que l'on ne voit jamais dans les foyers des
déshérités, mais qui sont indispensables aux enfants de la bourgeoisie et
qui leur viennent en aide pour apprendre l'alphabet, les couleurs, les
formes, et contribuent au développement de leur esprit. Dans le Tiers Monde,
il faut déjà choisir entre cette distribution et les écoles.
Malheureusement, les pauvres, pour qui ce choix est une nécessité, ne sont
pas appelés à donner leur avis.
Et je vois bien toute la difficulté qu'il y a à définir
des solutions de rechange à des institutions et des produits, qui retiennent
aujourd'hui toute notre attention, qui nous imposent une conception
particulière de la réalité. C'est pourquoi il faut que tous ceux qui
possèdent encore l'imagination créatrice et la volonté d'agir s'unissent
dans cette tâche. Cette union, me dira-t-on, existe : elle se retrouve dans
ce que nous avons coutume d'appeler la recherche.
Mais de quelle recherche parlons-nous ? De la recherche fondamentale en
physique, en génétique, en médecine, en pédagogie ? Certes, le travail
d'hommes tels que F.H.C. Crick, Jean Piaget et Murray GellMann et de bien
d'autres doit continuer d'élargir les horizons de la science ; mais il leur
faut des laboratoires, des bibliothèques, des collaborateurs compétents, ce
qui les contraint à travailler dans les quelques capitales du savoir, et
leurs recherches deviennent le point de départ de nouveaux travaux dans le
domaine de l'application.
Mais je ne parle pas ici de la recherche appliquée et
des milliards qui s'y engloutissent, car ces crédits dépensés généreusement
par les institutions existantes le sont à leur profit, en vue d'améliorer et
de vendre leurs produits. La recherche appliquée, c'est de l'argent que l'on
dépense pour mettre en fabrication des avions plus rapides, pour construire
des aéroports plus sûrs ; pour fabriquer des spécialités pharmaceutiques
plus redoutables et former des médecins capables de prévenir leurs effets
souvent mortels ; pour accroître le volume de connaissances que l'on peut
faire tenir dans une salle de classe ; pour mettre au point la gestion des
entreprises gigantesques. À cette sorte de recherche, il faut répondre par
une contre-recherche, si nous voulons avoir quelque chance de trouver des
solutions de rechange face à l'automobile, l'hôpital, l'école, et à tout cet
équipement que l'on prétend indispensable à la vie moderne.
Je voudrais, en conséquence, parler d'une autre
recherche, particulièrement difficile, que l'on a jusqu'à présent négligée
pour des raisons évidentes. Je lance un appel pour que se développe une
recherche qui vise à remplacer les produits dominant le marché, les centres
hospitaliers et les spécialistes prolongeant le malade, les écoles et les
programmes impératifs interdisant de s'instruire à ceux qui n'ont pas suivi
le bon chemin, qui ne se sont pas enfermés assez longtemps dans les salles
de classe, qui ne veulent pas payer le prix du savoir en se soumettant à la
surveillance, à la sélection, aux diplômes et à l'endoctrinement.
Ce dont nous avons, par conséquent, le plus grand
besoin, si nous voulons que les nations pauvres aient un avenir, c'est d'une
contre-recherche, différente de ces projets de l'an 2000 qui envisagent des
changements sociaux mais qui ne les conçoivent que par des améliorations
apportées à une technologie déjà en plein essor. La contre-recherche que je
propose doit d'abord tenir compte du manque constant de capitaux dans le
tiers monde. Insistons, encore une fois, sur les difficultés inhérentes à
une telle recherche.
Le chercheur doit mettre en doute ce qui apparaît comme
évident aux yeux de tous, puis persuader ceux qui détiennent les pouvoirs de
décision d'agir à l'encontre de leurs intérêts à court terme, ou convaincre
l'opinion de faire pression sur eux. Il lui faut, enfin, survivre dans un
monde qu'il cherche à changer de façon si profonde que ses concitoyens, ceux
qui font partie de la minorité privilégiée, considéreront qu'il cherche à
miner le sol sur lequel nous vivons. Et, s'il réussit, quelles seront les
réactions des sociétés technologiquement avancées qui pourraient, alors,
envier le sort des «pauvres» ?
Ceux qui définissent les politiques de développement,
que ce soit en Amérique du Nord, ou du Sud, en Russie ou en Israël,
reprennent toujours le même modèle. Ils se servent de ce qui est employé à
satisfaire leurs propres besoins. Ils utilisent les institutions sur
lesquelles ils ont pouvoir ou contrôle. La formule est mauvaise et ne
conduit qu'à l'échec. Il n'y a pas assez d'argent dans le monde, les budgets
militaires et spatiaux des superpuissances ne suffiraient pas pour assurer
la réussite de tels projets.
Et ceux qui veulent faire une révolution suivent un
raisonnement analogue. Ils promettent, le plus souvent, que tous les
citoyens bénéficieront des privilèges réservés à l'élite : écoles, hôpitaux,
etc. Cette promesse est vaine parce qu'elle se fonde sur l'illusion qui
consiste à croire qu'il sera possible d'agrandir les institutions en place.
Par conséquent, la contre-recherche que je propose menace tout autant les
révolutionnaires et leurs promesses que les puissances capitalistes.
Au Vietnam, un peuple avec ses bicyclettes et ses
bambous aiguisés tient en échec la plus grande machine de production et de
recherche que l'on ait jamais conçue. Notre survie, nous devons la chercher
dans un tiers monde où l'ingéniosité de l'homme saura déjouer pacifiquement
la force et ses machines de guerre. Pour lutter contre la tendance à un
sous-développement accru et la vaincre, il faut apprendre à rire des
solutions reconnues. Ce n'est pas là une tâche facile, mais ainsi nous
serons à même de changer des choix et des exigences qui rendent le
sous-développement inévitable. Seuls des hommes libres peuvent se raviser et
réinventer le monde. Bien que personne ne dispose d'une entière liberté,
certains hommes sont plus libres que d'autres.
Ce texte est extrait du
numéro spécial de la revue L'écologiste n°6.
1964.
Indications de lecture:
(1) Ce texte est extrait du
dernier chapitre « La pauvreté planifiée »de l'ouvrage Libérer l'avenir
(Seuil, 1971), traduction de l'ouvrage publié en 1969 sous le titre "Celebration
of Awareness".
(2) L'Assemblée générale des Nations unies a adopté le 24 octobre1970 une
stratégie pour « la deuxième décennie du développement» dans laquelle
l'alinéa 43 de la résolution 2626 stipule l'objectif d'une aide publique au
développement (APD) d'un montant de 0,70 % du produit national brut à verser
par « chaque pays économiquement avancé ».
A,
B,
C,
D,
E,
F,
G,
H, I,
J,
K,
L,
M,
N, O,
P, Q,
R,
S,
T, U,
V,
W, X, Y,
Z
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