Textes philosophiquesWerner Jaeger la place des Grecs dans l'histoire de l'éducation
La place unique des Hellènes dans
l'histoire de l'éducation résulte de cette même particularité, à savoir
l'instinct souverain qui fait envisager chaque partie comme subordonnée et
relative à un tout idéal (les Grecs adoptèrent ce point de vue aussi bien
pour la vie courante que pour l'art), et aussi de leur sens philosophique de
l'universel, de leur perception des lois les plus profondes de la nature
humaine, des modèles qui en découlent et régissent l'existence spirituelle
de l'individu ainsi que la structure de la société. En effet, l'universel,
le logos (comme le conçut Héraclite avec sa conscience aiguë de la nature de
l'esprit), est le bien commun de tous les esprits, au même titre que la loi
est commune à tous les citoyens dans l'État. Lorsqu'ils abordèrent le
problème de l'éducation, les Grecs se fièrent pleinement à leur intuition
des principes naturels directeurs de l'existence humaine et des lois
immanentes à partir desquelles l'homme développe ses facultés physiques et
intellectuelles. Utiliser pour l'éducation cette connaissance comme un outil
qui façonnerait l'individu vivant - tout comme le potier pétrit l'argile et
le sculpteur creuse la pierre aux fins d'obtenir une forme préconçue - telle
fut l'idée hardie et féconde qui ne pouvait venir qu'à cette nation
d'artistes et de philosophes. Le chef-d'oeuvre des Grecs fut l'Homme; les
premiers, ils comprirent qu'éducation signifie modelage du caractère humain
selon un idéal déterminé. « Le pied, la main, l'esprit sûrs et sans défaut »
sont les termes qu'emploie un poète du temps de Marathon et de Salamine pour
décrire l'essence de cette vertu authentique, si difficile à acquérir. Le
terme de culture devrait être réservé à ce seul genre d'éducation, celui
pour lequel Platon se sert de la métaphore matérielle du caractère que l'on
façonne ». Le mot allemand Bildung indique fort bien la nature de
l'éducation en Grèce dans le sens platonicien : il suggère tout autant la
composition plastique de l'artiste que le modèle directeur toujours présent
à l'esprit, l'idea ou typos. Chaque fois que cette conception renaît dans
l'histoire, elle provient des Grecs; et toujours, elle reparaît lorsque
l'homme cesse d'exercer l'enfant, tel un jeune animal, pour exécuter
certains travaux extérieurs bien définis, et qu'il se rappelle la nature
véritable de l'éducation. Mais une raison particulière explique pourquoi les
Grecs eurent le sentiment que l'éducation était une tâche capitale et
difficile et pourquoi ils s'y consacrèrent avec une ardeur incomparable. La
cause n'en fut certes pas leur sens esthétique ou leur
mentalité « théorétique » Aussi loin que nous puissions remonter dans leur
histoire, l'Homme est leur préoccupation essentielle. Leurs dieux
anthropomorphes; l'application qu'ils mirent à rendre la forme humaine en
sculpture et même en peinture; l'ordre logique avec lequel leur philosophie
passa du problème du cosmos à celui de l'homme pour atteindre son apogée
avec Socrate, Platon et Aristote; leur poésie dont le thème inépuisable,
tout au long des siècles depuis Homère, reste l'homme, sa destinée et ses
dieux; et enfin, leur Etat qui ne peut être compris que comme l'autorité qui
règle la vie de l'homme et l'homme lui- même, ce ne sont là que rayons
distincts, issus d'une seule grande source de lumière. Il faut y voir les
manifestations d'une attitude anthropocentrique devant la vie, qu'il est
impossible d'expliquer en la faisant dériver de n'importe quoi d'autre et
qui imprègne tout ce qui a été senti, fait, ou conçu par les Grecs. D'autres
nations ont créé des dieux, des rois, des esprits; les Grecs seuls ont formé
des hommes. Paideia. Introduction, Gallimard, collection Tel.Indications de lecture:Paideia est un chef d'oeuvre incontournable pour l'étude de la philosophie en Occident. Il y aurait quelques bémols à formuler sur la relation entre la Grèce et l'Inde qui a été pendant longtemps étroite. On sait aujourd'hui qu'il n'y a jamais eu de "miracle grec", cependant la vision de Jaeger est très juste quant à l'esprit Grec. Reste qu'l ne faut pas sous estimer les Mystères, l'Orphisme. Ne pas écarter la spiritualité qui elle rejoint la pensée d el'Inde. Lire Shri Aurobindo qui rend lui aussi très bien justice à la Grèce tout à fait en alignement avec Jaeger.
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