Textes philosophiques
Basarab Nicolescu la logique
et le tier inclus
[...] La
vie, notre vie, est autre chose qu'un objet repérable dans l'espace et dans
le temps. Mais la surprise est de constater qu'une trace de ce temps vivant
se retrouve dans la Nature. La Nature serait-elle non pas un livre mort, qui
est à notre disposition pour être déchiffré, mais un livre vivant, en train
de s'écrire ? Le scandale intellectuel provoqué par la mécanique
quantique consiste dans le fait que les couples de contradictoires qu'elle a
mis en évidence sont effectivement mutuellement contradictoires quand ils
sont analysés à travers la grille de lecture de la logique classique. Cette
logique est fondée sur trois axiomes : 1. L'axiome d'identité : A est A.
2. L'axiome de non-contradiction : A n'est pas non-A. 3. L'axiome du
tiers exclu : il n'existe pas un troisième terme T (T de "tiers inclus")
qui est à la fois A et non-A. [...] La
logique est la science ayant pour objet d'étude les normes de la vérité (ou
de la "validité", si le mot "vérité" est trop fort de nos jours). Sans
norme, il n'y a pas d'ordre. Sans norme, il n'y a pas de lecture du monde,
et donc pas d'apprentissage, de survie et de vie. Il est donc clair que,
d'une manière souvent inconsciente, une certaine logique et même une
certaine vision du monde se cachent derrière chaque action, quelle qu'elle
soit — l'action d'un individu, d'une collectivité, d'une nation, d'un état.
Une certaine logique détermine, en particulier, la régulation sociale.
Dès la constitution définitive de la mécanique quantique, vers les années
trente, les fondateurs de la nouvelle science se sont posé avec acuité le
problème d'une nouvelle logique, dite "quantique". À la suite des travaux de
Birkhoff et van Neumann, toute une floraison de logiques quantiques n'a pas
tardé à se manifester. L'ambition de ces nouvelles logiques était de
résoudre les paradoxes engendrés par la mécanique quantique et d'essayer,
dans la mesure du possible, d'arriver à une puissance prédictive plus forte
qu'avec la logique classique. Par une coïncidence heureuse, cette
floraison de logiques quantiques était contemporaine de la floraison de
nouvelles logiques formelles, rigoureuses sur le plan mathématique, qui
essayaient d'élargir le champ de validité de la logique classique. Ce
phénomène était relativement nouveau, car, pendant deux millénaires, l'être
humain a cru que la logique était unique, immuable, donnée une fois pour
toutes, inhérente à son propre cerveau. [...]
Ce fut le mérite historique de Lupasco d'avoir
montré que la logique du tiers inclus est une véritable logique,
formalisable et formalisée, multivalente (à trois valeurs : A, non-A et T)
et non-contradictoire. Lupasco, comme Husserl,
était de la race des pionniers. Sa philosophie, qui prend comme point de
départ la physique quantique, a été marginalisée par les physiciens et les
philosophes. Curieusement, elle a eu en revanche un puissant impact, quoique
souterrain, parmi les psychologues, les sociologues, les artistes ou les
historiens des religions. Lupasco avait eu raison trop tôt. L'absence de la
notion de "niveaux de Réalité" dans sa philosophie en obscurcissait
peut-être le contenu. Beaucoup ont cru que la logique de Lupasco violait le
principe de non-contradiction — d'où le nom, un peu malheureux, de "logique
de la contradiction" — et qu'elle comportait le risque de glissements
sémantiques sans fin. De plus, la peur viscérale d'introduire la notion de
"tiers inclus", avec ses résonances magiques, n'a fait qu'augmenter la
méfiance à l'égard d'une telle logique. La
compréhension de l'axiome du tiers inclus — il existe un troisième terme T
qui est à la fois A et non-A — s'éclaire complètement lorsque la notion de
"niveaux de Réalité" est introduite. [...] La
logique du tiers inclus n'abolit pas la logique du tiers exclu : elle
restreint seulement son domaine de validité. La logique du tiers exclu est
certainement validée pour des situations relativement simples, comme par
exemple la circulation des voitures sur une autoroute : personne ne songe à
introduire, sur une autoroute, un troisième sens par rapport au sens permis
et au sens interdit. En revanche, la logique du tiers exclu est nocive, dans
les cas complexes, comme par exemple le domaine social ou politique. Elle
agit, dans ces cas, comme une véritable logique d'exclusion : le bien ou le
mal, la droite ou la gauche, les femmes ou les hommes, les riches ou les
pauvres, les blancs ou les noirs. Il serait révélateur d'entreprendre une
analyse de la xénophobie, du racisme, de l'antisémitisme ou du nationalisme
à la lumière de la logique du tiers exclu. Il serait aussi très instructif
de passer les discours des politiciens au crible de la même logique.
La sagesse populaire exprime quelque chose de très profond quand elle nous
dit qu'un bâton a toujours deux bouts. Imaginons, comme dans le
sketch Le bout du bout de Raymond Devos (qui a d'ailleurs compris mieux
que beaucoup de savants le sens du tiers inclus), qu'un homme veuille, à
tout prix, séparer les deux bouts d'un bâton. Il va couper son bâton et
s'apercevoir qu'il a maintenant non pas deux bouts, mais deux bâtons. Il va
continuer de couper de plus en plus nerveusement son bâton, mais tandis que
les bâtons se multiplient sans cesse, impossible de séparer les deux bouts !
La
transdisciplinarité - Manifeste, Éditions du Rocher, Monaco - Collection
"Transdisciplinarité".
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