Textes philosophiquesRaymond Polin Les mass media ne sont ni la réalité ni la vie«Les mass média ne sont ni la réalité, ni la vie, pas plus que ne l'est l'université, mais elles fournissent une image et une apparence de tout cela, une apparence et une image aux conséquences très réelles. Médiocre instrument d'éducation, qui est une affaire d'individus, une relation d'individu à individu, c'est un puissant instrument de propagande, qui est une affaire de masse. Après tout, les mass média sont capables de faire penser en même temps tout le monde à la même chose et bien souvent à tout le monde la même chose. Pour les mass média, l'art d'informer aboutit à l'art de conformer et l'information au conformisme. Honneur et sympathie à tous les hommes des mass média qui veulent, en dépit de tout, faire œuvre de culture, élever les débats, retrouver les principes, solliciter la réflexion autonome. Honneur à ceux d'entre eux qui préfèrent faire comprendre plutôt que faire voir et qui cherchent, non la sensation et le sensationnel, mais la vérité. Ce sont les mêmes qui savent que leur tâche d'éducateur implique autant de continuité dans l'appel à la tradition que de dépassement dans la sollicitation de la nouveauté. Honneur à ceux qui veulent former à la lucidité, à la maîtrise de soi, à l'activité autonome, et non pas bloquer dans la réceptivité passionnelle et dans la passivité. Ceux-là n'hésitent pas non plus à s'adresser aussi, autant que faire se peut, à de petits nombres, à des minorités actives, à des élites civilisatrices. Puissent ceux-là être aidés par les nouvelles techniques de la diffusion audio-visuelle, qui sont en gestation... Mais pour le moment, ils ont tort, car ils vont à contre-courant des communications de masse. Les meilleurs parmi les artisans des mass média, ils en sont les vaincus et les premières victimes. La qualité de leurs œuvres ne leur permet pas de tenir le rythme de l'information permanente et du spectacle continu. On les accusera bientôt de s'adresser à des publics exclusifs, à des élites, de constituer des ghettos intellectuels. Les mass média refusent les élites et ne connaissent que la masse, ne travaille que pour elle. C'est, en tout cas, ce qu'elles disent. A force de supprimer les distances et de renvoyer chacun des points de l'espace à un seul d'entre eux, qui les représente tous, comme une sorte de monade leibnizienne uniquement branchée sur l'ici et le maintenant, à force de supprimer la durée pour la réduire à la seule actualité de l'instant présent, les mass média suppriment le temps. Ce faisant, ils se suppriment le temps à eux-mêmes. Ils n'ont jamais le temps. Dans leur monde sans loisir, où l'immédiat commande, le temps du récit et le temps du spectacle ont éliminé le temps de la vie et le temps de la culture. En écartant toutes les médiations autres que celles de l'information, n'aurait-on pas aussi éliminé le temps de la libre réflexion et de la libre activité, le temps de la liberté ? Dans le réseau des communications de masse, la masse de l'opinion se laisse prendre comme dans un filet. Comme on fait appel à ses sens plus qu'à son intelligence, le public des mass média est entraîné à penser et à croire de façon passive. Comme il est soumis à un tel bombardement d'images et de mots, l'homme pris dans la masse cherche encore moins à réfléchir que l'informateur à faire comprendre. Pour les mass média, il est important que celui-ci agisse et que celui-là réagisse. Sous la pression de l'information et du spectacle permanents, l'opinion publique cesse de se produire de façon spontanée et autonome à partir des réflexions et des initiatives des individus ; elle devient un produit des mass média. Elle est, pour sa plus large part, à la merci de leurs maîtres. Les puissances qui disposent des mass media constituent un pouvoir politique - le quatrième pouvoir, a-t-on dit, parfois sans trop y croire -dont les trois autres ont à tenir le plus grand compte. Il agit cependant en marge du régime, même s'il en respecte les lois. Il est même parfois capable de dominer les trois autres pouvoirs. Les maîtres des mass média, ce sont apparemment les puissances financières qui les possèdent ou les pouvoirs publics, l'Etat, ou certains groupes de pression sociaux ou idéologiques, dans les régimes où règne sans contrôle la liberté d'expression. Mais les véritables maîtres, sous le couvert de cette liberté, ce sont, de plus en plus, les intellectuels qui les fabriquent, ceux qui écrivent et ceux qui parlent ou photographient. Car ce sont eux qui sont en mesure de décider, à chaque instant et dans l'urgence, sur place, de ce dont ils parleront et de ce dont ils ne parleront pas, de leurs interprétations et de l'orientation de leurs commentaires. Leur véritable pouvoir, que leurs organisations syndicales protègent par-dessus tout, est leur formidable pouvoir de censure de fait. Ils en disposent à leur guise, en plein arbitraire, car ils peuvent, en imposant leur silence, faire ignorer tels événements, telles personnes, de larges pans de l'actualité et, par conséquent, les supprimer du monde de l'opinion. Ils peuvent réduire au néant d'innombrables opinions publiques, faire de certains des vivants morts, simplement en les soustrayant à la connaissance de l'opinion. En présence des voix qui s'élèvent, ils peuvent faire le désert ou au contraire faire écho, faire appel à tous les possibles selon leur bon plaisir. Par ce biais de la censure de fait, qui s'exerce au nom de la liberté d'expression pour en consommer la ruine, l'opinion des intellectuels qui fabriquent les mass média, bien plus souvent qu'il n'y paraît, tient lieu de l'opinion publique ». (…). La liberté de notre temps, Librairie philosophique J.Vrin, pp. 197-199. Indications de lecture:
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