Textes philosophiques
Fabian Scheidler la société
anonyme
Une société anonyme est, à la considérer de près, une construction très
singulière. Sur le plan du droit, c’est une « personne juridique » et
même, aux États-Unis, une « personne morale » dotée de tous les droits
constitutionnels dont seules les « personnes naturelles » jouissent
sinon. A la différence d’autres personnes juridiques comme les
associations ou les corporations, son unique finalité est d’augmenter
la richesse des actionnaires. Comme la société anonyme ne saurait
mourir comme les personnes naturelles, elle peut en principe exister
éternellement. Elle est donc quelque chose comme une machine – une
machine avec des propriétés anthropomorphiques – dont le seul but est
l’accumulation sans fin d’argent. Certes, les engrenages et les rouages
de ce gigantesque cyborg sont en majeure partie faits d’humains, mais
ces humains sont complètement concentrés sur la fonction qu’ils
exercent au service du but suprême de la machine. S’ils ne servent pas
ce but, la machine les jette dehors.
C’est sur ce principe que les institutions les plus puissantes du monde
sont construites. Financièrement, elles sont plus solides que la
plupart des États. Bien qu’elles puissent aussi entrer en conflit avec
les gouvernements, elles sont pourtant leur produit : car seuls les
États et les gouvernements peuvent édifier, garantir et imposer les
constructions juridiques complexes qui sont nécessaires à leur
existence et même, en fait, les constituent. Leur programme génétique
les pousse à grossir toujours plus, car l’argent accumulé doit être à
nouveau multiplié. Elles sillonnent terres et mers en quête de nouveaux
placements. L’arctique est-il en train de fondre en raison des gaz à
effet de serre qu’elles engendrent ? Ce n’est pas une raison pour
s’arrêter, mais l’occasion de forer aussi en arctique à la recherche de
pétrole. Ce qu’elles produisent – voitures et médicaments, sucettes et
fusils mitrailleurs, aliments pour animaux et électricité – sont
seulement des moyens interchangeables pour atteindre le but qui est
vraiment le leur, l’accumulation d’argent. Si les besoins sont
couverts, qu’à cela ne tienne : elles créent de nouveaux besoins. Voilà
pourquoi il est indispensable à leur fonctionnement que les citoyens
soient transformés en consommateurs dont la contribution essentielle à
la vie sociale est d’acheter leurs produits, si absurdes, superflus ou
nuisibles soient-ils. Leur logique fait que les questions sur le sens
et le but de nos activités économiques, celles de savoir de quoi les
humains ont vraiment besoin et comment ils veulent vivre, n’ont pas
droit de cité. Mais bien que le but des sociétés anonymes soit
abstrait, leur input doit être concret, car elles ont besoin d’énergie
et de matière à transformer en produits qui seront échangés contre de
l’argent. Ces entités artificielles et immortelles se nourrissent ainsi
de la réalité pour la transformer en pure abstraction : en une série de
chiffres sur le numéro de compte de leurs actionnaires.
En 1602 est fondée la Compagnie néerlandaise des Indes orientales :
c’est la première société anonyme au sens actuel. Elle obtient de
l’État néerlandais un monopole commercial dans tout le secteur des
océans indien et pacifique. Pour faire négoce de ses actions, la
première bourse des valeurs du monde, longtemps la plus importante, fut
créée peu de temps après à Amsterdam. Dans la mesure où les titres de
propriété pouvaient être librement négociés, cela rendait leur
propriété fluide et abstraite, découplée des personnes et des lieux. A
la différence des sociétés commerciales qui avaient jusque-là existé,
la Compagnie avait en principe une durée de vie illimitée. Elle fut en
outre la première société à limiter la responsabilité des actionnaires
à la valeur de leur action. Cette innovation semble aller de soi
aujourd’hui, mais c’était en fait une monstruosité. Pour la première
fois dans l’histoire économique, les investisseurs eurent un droit
formellement reconnu de ne pas garantir avec leur fortune les pertes et
les nuisances provoquées par la Compagnie. Inversement, ils avaient à
peine voix au chapitre en ce qui concerne les décisions de l’entreprise
; c’est aussi la raison pour laquelle ils n’étaient pas responsables
pénalement des crimes qu’elle commettait. Ils recevaient simplement les
dividendes qui leurs étaient garantis et n’avaient sinon rien à voir
avec elle. La Compagnie poussa ainsi à son
terme le processus de désencastrement de l’économie hors du ménage (en
grec : oikos)6. Elle était libérée de tout lien aux êtres humains, aux
lieux et aux relations sociales réelles, ainsi que de toute
responsabilité humaine. Autrement dit, elle devint une sorte d’entité
métaphysique, immortelle comme les anges, et comme eux dénuée de tout
ancrage spatial. La puissance économique de
cet être non terrestre n’aurait pas pu, cependant, être imposée sans le
recours massif à la violence physique. Dès sa fondation, la Compagnie
néerlandaise des Indes orientales avait obtenu le droit de constituer
sa propre armée avec des soldats qui devaient lui prêter serment de
fidélité. Au cours du xviie siècle, la Compagnie anglaise des Indes
orientales obtint elle aussi peu à peu les droits de lever des troupes
et de mener des guerres à sa guise, de battre sa propre monnaie et
d’exercer la pleine juridiction, sur le plan pénal comme sur le plan
civil, « sur toutes les personnes appartenant à ladite compagnie ou
relevant de son ressort ». Les compagnies de commerce étaient donc des
formations simili-étatiques avec des territoires flottants. Elles
étaient régies par un gouverneur chargé de commander non seulement à
ses employés, mais aussi à tous les êtres humains vivant dans les
colonies conquises par la compagnie. Dans ces firmes, les tyrannies
économiques et militaires étaient réunies dans les mêmes mains. […]
La fin de la mégamachine, ch. VI.
Indications de lecture:
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