Textes philosophiques

Fabian Scheidler    croissance économique et destruction de la planète


           La machinerie de l’accumulation sans fin d’argent a besoin, pour fonctionner, d’un approvisionnement toujours croissant en énergie et en matières premières qui, à l’autre bout de la chaîne, entraîne une production de déchets et de gaz à effet de serre qui augmente elle aussi à toute vitesse. Le lien entre croissance économique et destruction de la planète est tellement évident qu’il suffit juste de nos cinq sens pour le saisir. En outre, la fin du pétrole bon marché (le « pic pétrolier ») et la raréfaction prévisible de matières premières stratégiques comme le cuivre et l’uranium posent à l’expansion continue des limites énergétiques et matérielles7.
        Face à ce constat, on ne cesse d’objecter que la consommation de ressources et la croissance monétaire seraient deux choses différentes ; que jusqu’à présent, il n’y aurait eu qu’une sorte de fausse croissance et que nous aurions besoin à présent d’une autre croissance, « verte » et « soutenable ». Le « découplage », voilà la formule magique. Cela signifie que nous pouvons certes continuer à accumuler plus d’argent, mais que nous consommons toujours moins de ressource par euro gagné. De fait, le découplage est déjà en route dans tous les pays industrialisés depuis des siècles, pour la simple et bonne raison que les entreprises ont intérêt à réduire leurs coûts d’approvisionnement et donc aussi à économiser les ressources. Toutefois, la logique de la mégamachine veut que les entreprises ne fassent pas disparaître l’argent économisé dans un bas de laine, mais le réinvestissent selon une dynamique d’élargissement de la production (ou de la spéculation), tandis que les consommateurs peuvent, pour chaque euro épargné, acheter plus ailleurs – un phénomène connu sous le nom d’effet rebond. Même celui qui ne consume pas tout son argent, mais le place à la banque, le réinvestit dans le circuit économique puisque la banque « travaille » avec. L’idée de découplage et d’emploi efficace des ressources se révèle ainsi absurde.
     Toute société humaine, y compris son économie, est un sous-système de la planète Terre. Elle vit des échanges matériels de ce système d’ordre supérieur, de sa capacité à mettre à disposition de l’eau, de l’air respirable, de la nourriture, des minéraux et des conditions météorologiques un tant soit peu stables8. La Terre peut très bien se débrouiller sans sociétés ni économies humaines, mais ces sociétés et ces économies ne peuvent pas une fraction de seconde exister sans le système vivant ultra complexe qu’est la Terre. Si le système d’ordre supérieur s’effondre, le sous-système périt aussi. Pour cette simple raison, l’idée que l’économie et la technique humaines puissent dominer la nature est absurde. Un sous-système ne peut jamais contrôler le système d’ordre supérieur dont il dépend.
     Un sous-système ne peut pas non plus grandir indéfiniment au sein d’un système d’ordre supérieur. S’il dépasse certains seuils critiques, le système d’ordre supérieur ne peut plus assurer certaines fonctions, ce qui en retour nuit à l’approvisionnement du sous-système. Bien des sociétés ont déjà été contraintes de faire ces expériences, depuis les habitants de l’île de Pâques qui ont abattu leurs forêts jusqu’au dernier arbre jusqu’aux Mayas et aux Vikings9. Mais l’effondrement de ces civilisations était toujours local. En revanche, avec la monstrueuse force d’expansion et de destruction de la mégamachine qui embrasse la Terre entière, nous avons entre temps atteint des seuils globaux qui touchent presque tous les systèmes importants pour la vie humaine : les sols, les forêts, les mers, le climat, la biodiversité et le cycle de l’eau. […]    Face aux crises combinées des systèmes sociaux et écologiques à l’échelle planétaire, les stratèges en sécurité et les think tanks internationaux explorent depuis quelques années, de manière obsessionnelle, divers scénarios de fin du monde, dans l’espoir de trouver des voies pour pouvoir encore contrôler le système. Ils n’ont pas encore compris que l’ère du contrôle est révolue. Le fantasme d’un management global du système – d’une « gouvernance globale » – s’effondre sous nos yeux et cède dans la panique à des mesures ad hoc : ici une entreprise militaire contre les « rebelles » et les « terroristes », là-bas le sauvetage des banques zombies ; ici, l’annonce jubilatoire de la découverte d’une nouvelle nappe de pétrole dans l’arctique dont les glaces ne cessent de fondre, là-bas un plan abscons de géo-ingénierie sorti du cabinet du docteur Folamour. La grande machine se précipite peu à peu dans le mur et ses pilotes jouent à l’aveuglette sur divers régulateurs, ce par quoi ils ne font au final qu’empirer la situation. Car les seuls dispositifs qui pourraient maintenant nous être d’une aide quelconque n’ont jamais été installés : un frein et une marche arrière.

 La fin de la mégamachine, ch. X.

Indications de lecture:

 

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