Textes philosophiques

Sénèque    la joie du sage


     Votre lettre m'a fait grand plaisir. Permettez-moi ce langage ordinaire, et ne donnez pas à ces mots la signification qu'ils ont parmi les stoïciens. Nous condamnons le plaisir, et c'est à bon droit ; pourtant, c'est le terme dont nous nous servons habituellement pour exprimer le contentement de l'âme. Je le répète, le plaisir, si nous ramenons ce mot à la rigueur de nos principes, c'est une chose honteuse, et la joie n'appartient qu'au sage, parce que c'est l'élan d'une âme sûre de ses avantages et de ses forces. Cependant on dit tous les jours qu'on a ressenti une vive joie de l'avènement au consulat d'un ami ; de son mariage, de l'accouchement de sa femme ; événements qui sont si peu des sujets de joie, qu'ils ne sont souvent qu'un commencement d'affliction : tandis que l'essence de la joie, c'est de ne jamais cesser, ni tourner à mal. Aussi, quand Virgile a dit "les mauvaises joies de l'âme", il s'est servi d'une expression élégante, mais assez impropre, car il ne peut y avoir de mauvaise joie. Sans doute, il a entendu parler des plaisirs, et il a exprimé ce qu'il voulait dire ; car il avait en vue les insensés qui s'applaudissent de leur mal. Quant à moi, je n'ai pas eu tort de dire que votre lettre m'a causé un grand plaisir : car, alors même que l'ignorant a un motif légitime de se réjouir, le sentiment irréfléchi qu'il éprouve, toujours voisin du chagrin qui en résulte, n'est à mes yeux qu'un plaisir qui, né du préjugé, est sans mesure et sans discrétion.

     Mais, pour revenir à mon sujet, voici pourquoi votre lettre m’a charmé. Vous avez les paroles à commandement : votre discours ne vous emporte pas plus loin que vous n'aviez dessein d'aller. Il est beaucoup d'écrivains qui se laissent détourner de leur but par l'attrait d'un mot heureux. Chez vous, rien de semblable : tout est précis et approprié au sujet. Vous ne dites que ce que vous voulez, et vous exprimez plus que vous ne dites. Cette qualité en révèle une beaucoup plus grande : elle prouve que votre esprit aussi n'a rien de vide ni d'enflé. J'ai remarqué vos métaphores, qui, pour être hardies, ne sont ni. hasardées ni déplacées. J'ai remarqué aussi vos images ; car, nous les interdire pour les attribuer exclusivement aux poètes, c'est n'avoir point lu nos anciens auteurs, qui ne cherchaient point encore à faire applaudir leur éloquence. Ceux-là même qui prenaient la parole pour la simple démonstration d'un fait, sont remplis de figures. Pour moi, j'estime que nous en avons besoin, non pour le même motif que les poètes, mais afin de prêter appui à notre faiblesse, et de rendre nos idées plus sensibles au lecteur ou à l'auditeur.

     Je lis en ce moment Sextius, esprit vigoureux, dont les ouvrages, écrits en grec, respirent une philosophie toute romaine. Une image employée par lui m'a frappé : celle d'une armée qui, se voyant menacée de tous côtés par l'ennemi, marche au combat, formée en bataillon carré. Le sage, dit-il, doit faire de même, déployer ses vertus en tous sens, afin qu'en cas d'attaque il y ait des troupes toutes prêtes, et que sans confusion elles obéissent au moindre signe du chef. Ce que nous voyons pratiquer dans les armées conduites par d'habiles capitaines, cette précaution prise pour que le commandement du général soit entendu à la fois de toutes les troupes, disposées de manière que le signal donné par un seul homme se communique en un moment à la cavalerie et à l'infanterie, cette précaution, dit Sextius, nous est encore plus nécessaire qu'aux guerriers mêmes. Souvent il est arrivé qu'ils ont craint l'ennemi sans sujet, et que le chemin le plus suspect s'est trouvé le plus sûr. Mais pour la folie, il n'y a point de paix possible : elle est menacée d'en haut comme d'en bas ; un côté n'est pas plus tranquille que l'autre ; le péril se montre et devant et derrière; elle s'épouvante de tout, n'est prête à rien, et a peur même de ses auxiliaires. Le sage, au contraire, sans cesse sur ses gardes, est fortifié contre toutes les attaques : la misère, le deuil, l'ignominie, la douleur, auront beau l'assaillir, il ne reculera jamais. Plein d'assurance, il marchera contre ses ennemis, et au milieu de ses ennemis. Mais nous, mille liens nous retiennent et nous réduisent à l'impuissance ; à force d'avoir croupi dans le vice, il est devenu difficile de nous purifier. Car nous ne sommes pas souillés seulement, nous sommes infectés.

      Sans passer de cette image à une autre, je vais rechercher pourquoi la folie nous retient avec autant d'acharnement, question qui m'a bien souvent occupé. En premier lieu, c'est parce que nous la repoussons faiblement, et que nous ne nous servons pas de toutes nos forces pour nous guérir ; ensuite, nous n'avons pas assez de foi aux vérités découvertes par les sages ; nous ne nous en abreuvons pas assez largement, et nos efforts ne sont point proportionnés à une aussi grande tâche. Le moyen d'apprendre à combattre les vices comme il faut, quand on ne s'en occupe que dans les intervalles qu'ils nous laissent? Nous n'avons pas pénétré au fond de la sagesse ; nous n'avons fait que l'effleurer ; et donner quelques courts instants à la philosophie, paraît encore trop à des gens affairés. Mais le plus grand obstacle, c'est notre promptitude à être contents de nous-mêmes. S'il nous arrive de rencontrer des gens qui nous trouvent sages, honnêtes et vertueux, nous nous croyons tels. Et ce n'est point assez pour nous d'un éloge mesuré ; tous ceux qu'accumule la flatterie la plus impudente, nous les prenons comme chose due. Ainsi, qu'on vante notre perfection et notre sagesse, nous n'avons garde de contredire, quoique nous sachions bien que c'est un mensonge grossier ; et nous poussons à tel point la complaisance pour nous, que nous recherchons surtout les éloges que nous méritons le moins par notre conduite. L'homme le plus cruel veut passer pour humain ; celui qui vit de rapines, pour généreux ; celui qui est adonné au vin et à la débauche, pour tempérant. Ainsi, comme on se croit parfait, on n'est nullement disposé à se réformer. Dans le temps où Alexandre courait l'Inde, et portait la désolation chez des peuples peu connus même de leurs voisins, il fut un jour blessé d'une flèche, au siège d'une ville, tandis qu'il en faisait le tour et cherchait le côté faible des remparts. Il n’en resta pas moins à cheval, et continua sa route. Mais bientôt le sang s'arrête ; la plaie, en se séchant, devient plus douloureuse, la jambe suspendue s'engourdit ; il ne peut aller plus loin, et s'écrie "Tout le monde m'assure que je suis fils de Jupiter, mais cette blessure me crie que je ne suis qu'un homme." Faisons de même, lorsque la flatterie viendra nous enivrer : chacun pour notre comptes disons : "Vous m'assurez que je suis sage, mais je vois combien de choses inutiles et nuisibles je désire encore ; je ne sais même pas ce que la satiété enseigne aux bêtes, quelles doivent être les limites du boire et du manger ; j'ignore jusqu’à la portée de mon estomac."

      Maintenant, je vais vous apprendre le moyen de reconnaître combien vous êtes loin d'être sage. Le sage est un homme plein de joie et d'allégresse, qui, toujours calme et inébranlable, vit de pair avec les dieux. Descendez en vous-même. N’êtes-vous jamais triste ? l'espoir ne vous fait-il jamais éprouver les tourments de l'attente ? votre âme se maintient-elle nuit et jour dans une égalité parfaite, toujours élevée et contente d'elle-même ? S'il en est ainsi, vous avez atteint le faite du bonheur humain. Mais si vous cherchez le plaisir partout, et quel qu'il soit, sachez qu'il vous manque en sagesse tout ce qui vous manque en contentement. Vous aspirez au bonheur, mais vous vous trompez, si vous comptez y arriver par les richesses, si c'est aux honneurs et aux affaires que vous le demandez. Tous ces biens, que vous recherchez comme devant vous donner plaisir et contentement, sont autant de sources de chagrin. On court après la vraie joie ; mais ce qui la rend durable et solide, on l'ignore entièrement : celui-ci la cherche dans les festins et la débauche, celui-là dans l'ambition et dans un vaste cortége de clients ; un autre dans les bras d'une maîtresse ; un autre dans un vain étalage de savoir littéraire, et dans des études qui ne guérissent de rien. Tous ces hommes se laissent séduire par des amusements trompeurs et passagers : ainsi l'ivresse nous fait payer une heure de folle gaieté par un long ennui ; ainsi les applaudissements et les acclamations de la faveur populaire s'achètent et s'expient par de cruels soucis. Souvenez-vous donc bien que l'effet de la sagesse est une joie soutenue. L'âme du sage, semblable à la région qui est au-dessus de la lune, jouit d'une sérénité continuelle. Vous avez donc un motif suffisant de désirer la sagesse, puisque la joie ne quitte jamais le sage. Mais cette joie résulte de la conscience de sa vertu ; cette joie ne se rencontre que chez l'homme énergique, juste et tempérant. – Quoi ! me direz-vous, les fous et les méchants ne connaissent donc pas la joie ? – Pas plus que le lion qui a trouvé sa proie. Quand ils sont las de crapule et de débauche, quand le jour les a surpris buvant encore, quand les aliments délicieux dont ils ont surchargé leur estomac commencent à tourner à l'aigre, alors ces malheureux, se souvenant des vers de Virgile, s'écrient :

      "Vous savez comment nous avons passé notre dernière nuit au milieu d'une joie mensongère."

      Les débauchés passent, en effet, chaque nuit au milieu de fausses joies, et comme si elle devait être la dernière : au contraire, la joie que goûtent les dieux et les émules des dieux n'a jamais d’interruption ni de fin ; elle finirait, si elle était d’emprunt ; mais comme elle ne vient pas d’autrui, elle ne dépend pas d’autrui : ce que la fortune n’a point donné, il n’est pas en son pouvoir de l’ôter. »

    Lettre LIX: «Différence entre la joie et la volupté. De la folie des hommes», in Oeuvres complètes de Sénèque. Tome I. Lettres à Lucilius. Traduction française de la collection Panckoucke, révisée par Jean-Pierre Charpentier et Félix Lemaistre. Paris, Garnier, 1899-1905, pp. 192-198.

   

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