Textes philosophiques
Ken Wilber la fonction de
translation de la religion
Mais
dans la transformation, le processus même de translation est mis au défi,
observé, miné pour finalement être mis en pièces. Dans une translation
typique, le moi (ou le sujet) accède à une nouvelle façon de penser le monde
(ou les objets) ; mais dans la transformation radicale, le moi devient sujet
d’enquête, il est scruté, saisi par le cou, et littéralement étranglé
jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Encore une fois, dans la
translation horizontale – qui est de loin la fonction la mieux partagée, la
plus étendue et la plus usitée de la religion – le moi devient, pour un
temps, heureux dans son avidité, satisfait dans son esclavage, calmé face à
l’épouvantable terreur qui est au coeur même de son conditionnement. Dans la
translation, le moi pénètre endormi dans ce monde, et trébuche, myope et
insensible, dans le cauchemar du Samsara, muni d’une carte cousue de
morphine pour le guider. Tel est en effet la condition commune à toute
l’humanité religieuse, condition que précisément les maîtres d’une
spiritualité radicale et transformatrice sont venus défier et ont fini par
défaire. Car dans
la transformation authentique, il n’est plus question de croyances mais de
la mort du croyant ; plus question de translater le monde mais de le
transformer ; plus question de trouver du réconfort, mais l’infini de
l’autre côté de la mort. Le moi n’est pas là pour qu’on le satisfasse mais
pour qu’on le réduise en cendres.
Alors que de toute
évidence je viens de parler en termes favorables de la transformation et de
dénigrer la translation, en réalité dans l’ensemble, ce sont deux fonctions
incroyablement importantes et totalement indispensables. Les individus ne
sont pas pour la plupart nés éveillés. Ils naissent dans un monde de péché
et de souffrance, d’espoir et de peur, de désir et de désespoir. Ils
naissent en tant que moi, disposé et pressé d’en découdre, un moi débordant
d’appétit, de soif, de larmes et de terreur. Ils commencent à un très jeune
âge à apprendre à translater leur monde, l’interpréter pour le comprendre et
lui donner un sens, et pour se défendre de la terreur et de la torture à
peine dissimulées sous la surface heureuse du moi séparé.
Pour autant que nous,
vous et moi, puissions vouloir transcender la simple translation et trouver
une transformation authentique, il n’en est pas moins vrai que la
translation remplit un rôle absolument nécessaire et crucial pour une part
essentielle de notre vie. Ceux qui ne peuvent translater correctement avec
un certain degré d’intégrité et de véracité, tombent rapidement dans la
névrose ou, pire, la psychose. Le monde cesse alors d’avoir un sens : au
lieu d’être transcendées, les frontières entre le moi et le monde commencent
à s’écrouler. Loin de la révélation, c’est la régression, non la
transcendance mais le désastre.
Cependant à un moment donné de notre processus de
maturation, même la translation la plus adéquate et la plus solide ne
remplit plus son rôle de consolation. Aucune nouvelle croyance, aucun
nouveau paradigme, mythe ou idée ne ternira le flot d’une angoisse
grandissante. Ce n’est plus une nouvelle croyance pour le moi mais une
transcendance totale du moi qui devient alors le seul chemin possible.
Et pourtant les
personnes prêtes à suivre un tel chemin sont une infime minorité. Elles
l’ont toujours été et le seront probablement toujours. Pour le plus grand
nombre, une quelconque croyance religieuse tombera dans la catégorie «
consolation », utilisée comme une nouvelle translation horizontale pour
façonner un sens à ce monde monstrueux. La religion a en majorité toujours
servi cette première fonction et elle le fait très bien.
Voilà pourquoi j’utilise
le terme de « légitimité » pour décrire cette première fonction (la
translation horizontale et la création de sens pour le moi séparé). Offrir
une légitimité au moi – une légitimité pour ses croyances, paradigmes,
visions du monde, et façons de vivre – est une part importante des services
rendus par la religion. Ce rôle de légitimation – aussi temporaire,
relative, non-transformatrice, ou illusoire qu’il soit – a néanmoins
représenté la plus importante fonction – unique en son genre – des
traditions religieuses mondiales. Par sa capacité à offrir un sens
horizontal, une légitimité et une sanction au moi et à ses croyances, ce
rôle de la religion a de tout temps servi de « ciment social » unique, le
plus important qu’une culture puisse avoir.
Il n’est jamais facile ni léger de toucher au
ciment fondamental qui donne sa cohérence à une société donnée. Car le plus
souvent, lorsque ce ciment se dissout – lorsque la translation se dissout –
il en résulte, comme nous le disions plus haut non pas une révélation mais
une régression, non pas une libération mais un chaos social. (Nous y
reviendrons.)
Là où la religion de translation apporte légitimité, la religion de
transformation offre authenticité. Les quelques individus qui sont mûrs –
c’est-à-dire dégoûtés des souffrances du moi séparé et désormais incapables
d’embrasser la vision du monde légitime – entendent de plus en plus
intensément l’appel à une authenticité, un éveil, une libération
authentiques. Et selon votre capacité à supporter la souffrance, vous
répondrez tôt ou tard à l’appel de l’authenticité de la libération sur
l’horizon perdu de l’infini.
La spiritualité de
transformation ne cherche pas à soutenir ou à légitimer une vision du monde
existante, au contraire, c’est en pulvérisant tout ce que le monde pense
être légitime qu’elle apporte une réelle authenticité. La conscience
légitime est sanctionnée par le consensus, adoptée par l’esprit de troupeau,
embrassée simultanément par la culture et la contre-culture, promue par le
moi séparé comme étant la façon de donner un sens au monde. Mais la
conscience authentique se décharge rapidement de tout cela pour s’installer
dans une perspective qui ne voit qu’une infinité radieuse dans le cœur de
toute âme et ne respire qu’une atmosphère d’éternité extraordinairement
simple.
La spiritualité de transformation, la spiritualité authentique, est ainsi
révolutionnaire. Elle n’offre aucune légitimité au monde, elle le fracasse ;
elle ne console pas le monde, elle le pulvérise. Elle ne satisfait pas le
moi, elle le défait.
Une spiritualité qui
transforme,
article.
Indications de lecture:
Notez le rapporchement possible
avec Les deux sources de la morale et de la religion de Bergson.
A,
B,
C,
D,
E,
F,
G,
H,
I,
J,
K,
L,
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