Textes philosophiques

Ken Wilber     culte et culture


      La connaissance n'est pas démocratique. La créativité n'est pas égalitaire. Ça semble même être le contraire, mais regardez bien: quand on veut un "insight" brillant, concis, original dans n'importe quel champ de connaissance on va toujours consulter les maîtres en ce domaine. En physique on ira relire Newton, puis Einstein, puis Bohm. En psychologie, Freud, Adler, Jung, Piaget. Et pourquoi pas? Le génie est le génie et plus il yen a, mieux c'est.

Même si c'est ce que nous faisons, au fond - consulter les génies - je crois que nous aimons penser qu'au contraire la connaissance est à la portée de tout le monde, que l'intelligence est quelque chose de démocratique et que vous et moi dans les mêmes conditions nous pourrions produire les mêmes vérités. Ce n'est pas le cas cependant. Le fait est que l'humanité est toujours à la recherche de héros, de réels héros, d'hommes et de femmes qui surgissent et qui, pour une raison ou pour une autre, sont capables de voir davantage, de comprendre davantage, de créer davantage que vous et moi à notre présent niveau d'évolution. Cela ne veut pas dire que ces héros, ces Einstein, Darwin et Freud, ont un statut humain plus élevé que vous et moi. Mais il est juste de dire qu'ils ont une fonction supérieure: de voir et de communiquer des choses que nous ne voyons pas ou ne comprenons pas encore, des vérités qui pour vous et moi. ne sont encore que potentielles...

En Occident, nous avons une curieuse attitude envers les héros. Je veux dire les vrais héros, les génies actuels, les hommes et les femmes qui ont du monde une compréhension exceptionnelle. C'est comme si nous aimerions nier que les vrais héros peuvent être parmi nous puisque nous portons ce rêve que vous et moi pourrions être nos propres héros. Reconnaître un vrai héros semble nier notre propre utilité en ces temps d'égalité et de démocratie. Nous sommes terriblement suspicieux et quelquefois carrément antagonistes vis-à-vis de ceux qui s'élèvent au-dessus de la masse. Nous laissons nos héros être des vedettes de cinéma, des astronautes, des politiciens, des beaux parleurs, mais qu'en est-il des vrais héros? Qu'en est-il des génies qui vraiment s'élèvent au-dessus de la masse ? Pourquoi nous semble-t-il qu'ils n'existent que dans le passé, et ce particulièrement, pour les héros spirituels et les maîtres pleinement réalisés?

Je ne suis certainement pas le seul qui s'étonne du fait que 40 millions d'Américains acceptent comme une vérité absolue les miracles qui ont été performés dans le passé (marcher sur l'eau, changer l'eau en vin, guérir les malades par le toucher, réveiller les morts) et qu'aucun de ces Américains n'accepterait un tel phénomène s'il se produisait maintenant. Et nous pensons tous que nous reconnaîtrions le Christ s'il se présentait aujourd'hui! Mais le triste fait historique est juste à l'opposé : nous, vous et moi avons rejeté depuis le début de l'histoire les héros spirituels réels quand ils marchent près de nous - et si l'histoire peut être un guide, nous ferions la même chose aujourd'hui. Si le Christ ou le Bouddha revenaient maintenant, ils seraient carrément rejetés. Tous les vrais héros spirituels sont de leur vivant à peu près tous rejetés, esquivés, déniés ou pire. Regardez Giordano, Bruno, le Christ, Eckhart, Al-Hallaj. Mais bien sûr, si tous les véritables héros spirituels sont rejetés, ce n'est pas tous ceux qui sont rejetés qui sont de vrais héros spirituels. Et nous, vous et moi devons décider qui est porteur d'une réelle énergie divine et qui est un fraudeur...

Le problème a atteint un point critique avec les événements de Jonestown et la montée récente de tant de cultes apparemment étranges. (...) Le "culte" est le nouvel anathème. Le "culte" est la nouvelle terreur. Mais ici aussi nous faisons face au même dilemme. Toutes les causes justes et bénéfiques sont initialement cultistes mais ce ne sont pas tous les cultes qui sont justes et bénéfiques.

Examinons n'importe quel fait historique, et nous trouverons à la base un culte: un héros à la tête, entouré de disciples. Ce n'est pas nécessairement mauvais. Comment la révolution américaine aurait-elle pu survivre sans une figure héroïque comme celle de Georges Washington entouré de ses disciples? Où serait la psychiatrie sans Freud et ses disciples/ esclaves ? Ou du côté religieux: le Christ et le culte de ses disciples. Bouddha et le culte de ses moines?

Voudrions-nous sérieusement qu'aucun de ces cultes n'aient existé? La politique est cultiste, la philosophie est cultiste. Même la science est cultiste et les cultes, dans leur sens premier, représentent simplement des groupes qui ont reconnu le génie en quelqu'un et suivent les pas de cette personne dans son champ de connaissances. Mais comme je l'ai dit plus haut: si toute vérité provoque initialement un culte, tout culte n'est pas nécessairement porteur de vérité. Nous avons en Occident une longue liste de cultes qui nous ont blessés: Staline, Hitler, Mussolini et, plus près de nous, certaines religions cultistes qui rendent les gens esclaves plutôt que de les libérer.

Mais remarquez bien ceci: ce qui rend ces mouvements déplorables n'est pas le fait qu'ils sont des cultes, ou qu'ils ont des héros, mais bien le fait qu'ils sont basés sur des principes immoraux, erronés voire même haineux.

Propos recueillis par Paule Lebrun. Un article paru dans le numéro de novembre / décembre 1991 du magazine Nouvelles Clés.

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