Textes philosophiques

Hannah Arendt  le Le totalitarisme diffère du despotisme, de la tyrannie et de la dictature.


      «  Le totalitarisme diffère par essence des autres formes d’oppression politique que nous connaissons, comme le despotisme, la tyrannie et la dictature. Partout où celui-ci s’est hissé au pouvoir, il a engendré des institutions politiques entièrement nouvelles, il a détruit toutes les traditions sociales, juridiques et politiques du pays. Peu importent la tradition spécifiquement nationale ou la source spirituelle particulière de son idéologie : le régime totalitaire transforme toujours les classes en masses, substitue au système des partis, non pas des dictatures à parti unique, mais un mouvement de masse, déplace le centre du pouvoir de l’armée à la police, et met en œuvre une politique étrangère visant ouvertement à la domination du monde. Les régimes totalitaires actuels sont nés des systèmes à parti unique ; chaque fois que ces derniers sont devenus vraiment totalitaires, ils se sont mis à agir selon un système de valeurs si radicalement différent de tous les autres qu’aucune de nos catégories utilitaires, que ce soient celle de la tradition, de la justice, de la morale, ou de celles du sens commun, ne nous est plus d’aucun secours pour nous accorder à leur ligne d’action, pour la juger ou pour la prédire.

    Il est dans la nature même des régimes totalitaires de revendiquer un pouvoir illimité. Un tel pouvoir ne peut être assuré que si tous les hommes littéralement, sans exception aucune, sont dominés de façon sûre dans chaque aspect de leur vie. Dans le domaine des affaires étrangères, les nouveaux territoires neutres ne doivent jamais cesser d’être soumis, tandis qu’à l’intérieur, des groupements humains toujours nouveaux doivent être domptés par l’expansion des camps de concentration, ou, quand les circonstances l’exigent, être liquidés pour faire place à d’autres. Le problème de l’opposition est sans importance, tant dans les affaires étrangères qu’intérieures. Toute neutralité, toute amitié même, dès lors qu’elle est spontanément offerte, est, du point de vue de la domination totalitaire, aussi dangereuse que l’hostilité déclarée : car la spontanéité en tant que telle, avec son caractère imprévisible, est le plus grand de tous les obstacles à l’exercice d’une domination totale sur l’homme. Aux communistes des pays non communistes qui se réfugièrent ou furent appelés à Moscou, une amère expérience apprit qu’ils constituaient une menace pour l’Union soviétique. Les communistes convaincus sont en ce sens, qui est le seul à avoir quelque réalité aujourd’hui, aussi ridicules et aussi menaçants aux yeux du régime russe que les nazis convaincus de la faction Röhm l’étaient par exemple pour les nazis.

     Ce qui rend si ridicules et si dangereuses toute conviction et toute opinion dans la situation totalitaire, c’est que les régimes totalitaires tirent leur plus grande fierté du fait qu’ils n’en ont pas besoin, non plus que d’aucune forme de soutien humain. Les hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale et que l’accomplissement des fonctions, sont entièrement superflus pour les régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus. Le pouvoir total ne peut être achevé et préservé que dans un monde de réflexes conditionnés, de marionnettes ne présentant pas la moindre trace de spontanéité. Justement parce qu’il possède en lui tant de ressources, l’homme ne peut être pleinement dominé qu’à condition de devenir un spécimen de l’espèce animale homme. »

Le système totalitaire

Indications de lecture :

 Cf. Philosophie du Pouvoir.

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