Document :
Louis Ferdinand Céline
Les usines Ford
C’était vrai, ce qu’il m’expliquait qu’on prenait n’importe qui chez
Ford. Il avait pas menti. Je me méfiais quand même parce que les
miteux ça délire facilement. Il y a un moment de la misère où l’esprit
n’est plus déjà tout le temps avec le corps. Il s’y trouve vraiment
trop mal. C’est déjà presque une âme qui vous parle. C’est pas
responsable une âme.
A poil qu'on nous a mis pour commencer, bien entendu.
La visite ça se passait dans une sorte de laboratoire. Nous défilions
lentement. « Vous êtes bien mal foutu", qu'a constaté l'infirmier en me
regardant d'abord, mais ça fait rien.
Et moi qui avais eu peur qu’ils me
refusent au boulot à cause des fièvres d’Afrique, rien qu’en s’en
apercevant si par hasard ils me tâtaient les foies ! Mais au contraire
ils semblaient l’air bien content de trouver des moches et des infirmes
dans notre arrivage. - Pour ce que vous ferez ici, ça n'a pas
d'importance comment vous êtes foutu ! m'a rassuré le médecin
examinateur, tout de suite.
- Tant mieux que j'ai répondu moi, mais vous savez, monsieur, j'ai
de l'instruction et même j'ai entrepris autrefois des études médicales…
Du coup, il m'a regardé avec un sale œil. J'ai senti que je venais de
gaffer une fois de plus, et à mon détriment.
-
Ca ne vous servira à rien ici vos études, mon garçon ! Vous n'êtes pas
venu ici pour penser, mais pour faire les gestes qu'on vous commandera
d'exécuter… Nous n'avons pas besoin d'imaginatifs dans notre usine.
C'est de chimpanzés dont nous avons besoin… Un conseil encore. Ne me
parlez plus jamais de votre intelligence !
On pensera pour vous mon ami ! Tenez-vous
le pour dit.
Il avait raison de me prévenir. Valait mieux que
je sache à quoi m'en tenir sur les habitudes de la maison. Des bêtises,
j’en avais assez à mon actif tel quel pour dix ans au moins. Je tenais
à passer désormais pour un petit peinard. Une fois rhabillés, nous
fûmes répartis en files traînardes, par groupes hésitants en renfort
vers ces endroits d’où nous arrivaient les fracas énormes de la
mécanique.
Tout tremblait dans l’immense édifice et
soi-même des pieds aux oreilles possédé par le tremblement, il en
venait des vitres et du plancher et de la ferraille, des secousses,
vibré de haut en bas. On en devenait machine aussi soi-même à force et
de toute sa viande encore tremblotante dans ce bruit de rage énorme qui
vous prenait le dedans et le tour de la tête et plus bas vous agitant
les tripes et remontait aux yeux par petits coups précipités, infinis,
inlassables. A mesure qu'on avançait on les perdait les compagnons. On
leur faisait un petit sourire à ceux-là en les quittant comme si tout
ce qui se passait était bien gentil. On ne pouvait plus ni se parler ni
s'entendre. A mesure qu’on avançait on les perdait les compagnons. On
leur faisait un petit sourire à ceux-là en les quittant comme si tout
ce qui se passait était bien gentil. On ne pouvait plus ni se parler ni
s’entendre. Il en restait à chaque fois trois ou quatre autour d’une
machine. On résiste tout de même, on a du mal à se dégoutter de sa
substance, on voudrait bien arrêter tout ça pour qu’on y réfléchisse,
et entendre en soi son cœur battre facilement, mais ça ne se peut plus.
Ca ne peut plus finir. Elle est en catastrophe cette infinie boîte aux
aciers et nous on tourne dedans et avec les machines et avec la terre.
Tous ensembles ! Et les mille roulettes et les pilons qui ne tombent
jamais en même temps avec des bruits qui s’écrasent les uns contre les
autres et certains si violents qu’ils déclenchent autour d’eux comme
des espèces de silences qui vous font un peu de bien. Le petit wagon
tortillard garni de quincaille se tracasse pour passer entre les
outils. Qu'on se range! Qu'on bondisse pour qu'il puisse démarrer
encore un coup le petit hystérique ! Et hop ! il va frétiller plus loin
ce fou clinquant parmi les courroies et volants, porter aux hommes leur
ration de contraintes.
Les ouvriers penchés soucieux de faire tout le plaisir possible au
machines vous écœurent, à leur passer les boulons au calibre, et des
boulons encore, au lieu d’en finir une fois pour toutes, avec cette
odeur d’huile, cette buée qui brûle les tympans et le dedans des
oreilles par la gorge. C’est pas la honte qui leur fait baisser la
tête. On cède au bruit comme on cède à la guerre. On se laisse aller
aux machines avec les trois idées qui restent à vaciller tout en haut
derrière le front de la tête. C’est fini. Partout ce qu’on regarde,
tout ce que la main touche,
c’est dur à présent. Et tout ce dont on arrive à se souvenir encore un
peu est raidi aussi comme du fer et n’a plus de goût dans la pensée. On
est devenu salement vieux d’un seul coup. Il faut abolir la vie du
dehors, en faire aussi d’elle de l’acier, quelque chose d’utile. On
l’aimait pas assez telle qu’elle était, c’est pour ça.
Faut en faire un objet donc, du
solide, c’est la Règle.
J'essayais de lui parler au
contremaître à l'oreille, il a grogné comme un cochon en réponse et par
les gestes seulement il m'a montré, bien patient, la très simple
manœuvre que je devais accomplir désormais pour toujours. Mes minutes,
mes heures, mon reste de temps comme ceux d'ici s'en iraient à passer
des petites chevilles à l'aveugle d'à côté qui calibrait, lui, depuis
des années les chevilles, les mêmes. Moi j’ai fais ça tout de suite
très mal. On ne me blâma point, seulement après trois jours de ce
labeur initial, je fus transféré, raté déjà, au trimballage du petit
chariot rempli de rondelles, celui qui cabotait d’une machine à
l’autre. Là, j’en laissais trois, ici douze, là-bas quinze seulement.
Personne ne me parlait. On existait plus que par une sorte d’hésitation
entre l’hébétude et le délire.
Rien n'importait que la continuité fracassante des mille et mille
instruments qui commandaient les hommes.
Quand à six heures tout s’arrête on
emporte le bruit dans sa tête. J’en avais encore moi pour la nuit
entière de bruit et d’odeur à l’huile aussi comme si on m’avait mis un
nez nouveau, un cerveau nouveau pour toujours.
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