Textes philosophiques
Diderot
Le fataliste
"Tout ce que je vous débite là, lecteur, je le tiens de Jacques, je
vous l'avoue, parce que je n'aime pas à me faire honneur de l'esprit
d'autrui. Jacques ne connaissait ni le nom de vice, ni le nom de vertu. Il
prétendait qu'on était heureusement ou malheureusement né. Quand il
entendait prononcer les mots récompenses et châtiments, il haussait les
épaules. Selon lui, la récompense était l'encouragement des bons, le
châtiment, l'effroi des méchants. <>
Il croyait qu'un homme s'acheminait aussi nécessairement à la gloire ou à
l'ignominie qu'une boule qui aurait la conscience d'elle-même suit la pente
d'une montagne, et que, si l'enchaînement des causes et des effets qui
forment la vie d'un homme depuis le premier instant de sa naissance jusqu'à
son dernier soupir nous était connu, nous resterions convaincus qu'il n'a
fait que ce qu'il était nécessaire de faire. Je l'ai plusieurs fois
contredit, mais sans avantage et sans fruit. En effet que répliquer à celui
qui vous dit : <>.
C'est ainsi que Jacques raisonnait d'après son capitaine. La distinction
d'un monde physique et d'un monde moral lui semblait vide de sens. Son
capitaine lui avait fourrré dans la tête toutes ces opinions qu'il avait
puisées, lui, dans son Spinoza qu'il savait par coeur. D'après ce système,
on pourrait s'imaginer que Jacques ne se réjouissait, ne s'affligeait de
rien ; cela n'était pourtant pas vrai. Il se conduisait comme vous et moi.
Il remerciait son bienfaiteur, pour qu'il lui fît encore du bien ; il se
mettait en colère contre l'homme injuste, et quand on lui objectait qu'il
ressemblait alors au chien qui mord la pierre qui l'a frappé "
Jacques le fataliste.
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