Lorsque l'homme aura été entièrement adapté à cette société, lorsqu'il aura fini par obéir avec enthousiasme, parce que persuadé de l'excellence de ce qu'on lui fait faire, la contrainte d'organisation ne sera plus ressentie, à la vérité elle ne sera plus contrainte, et la police n'aura plus que faire. La bonne volonté civique et technicienne et l'enthousiasme du mythe social, créés par la propagande, auront résolu définitivement le problème de l'homme.
Pour que la propagande réussisse, il faut (...) qu'elle soit une société individualiste et une société de masse. On a souvent l'habitude d'opposer ces deux caractères, en considérant que la société individualiste est celle où l'individu est affirmé comme une valeur au dessus des groupes (...) alors que la société de masse est négatrice de l'individu (...). Mais cette position est idéologique.
On a cru qu'apprendre à lire serait un progrès pour l'homme, on fête toujours comme une victoire le recul de l'analphabétisme, on juge sévèrement les pays où il y a une forte proportion d'analphabètes, on pense que la lecture est un moyen de liberté. Or cela est très contestable car l'important n'est pas de savoir lire mais de savoir ce qu'on lit, de raisonner sur ce qu'on lit, d'exercer un esprit critique sur la lecture. En dehors de cela, la lecture n'a aucun sens.
La propagande correspond à un besoin de l’individu moderne. Et ce besoin crée en lui un besoin de propagande. L'individu est placé dans une situation telle qu'il a besoin d'un adjuvant extérieur pour faire face à sa propagande. Bien entendu, il ne dit pas : “je veux une propagande !”. Au contraire, obéissant à des schèmes préfixés, il en a horreur car il se croit "une personne libre et majeure". Mais en fait, il appelle et désire cette
action qui lui permet de parer à certaines agressions et de réduire certaines tensions. (...) Le secret de la réussite d'une propagande tient à ceci : a t-elle ou non satisfait un besoin inconscient ? Elle ne peut avoir d’effet que si le besoin existe (et que celui-ci) n’est pas ressenti comme tel mais reste inconscient.
L’homme (moderne) ne (se sent) pas à l’échelle des événements politiques et économiques mondiaux. Il éprouve sa faiblesse, son inconsistance, son peu d’efficacité. Il réalise qu’il dépend de décisions sur lesquelles il ne peut rien et ces impressions sont désespérantes. Ne pouvant rester longtemps en face de cette réalité-là, (il recherche) un voile idéologique, une consolation, une raison d’être, une valorisation. Seule la propagande lui apporte le remède à (cette) situation.
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Propagandes (1962), Jacques Ellul, éd. Economica, coll. « classiques des sciences sociales », 1990, p. 14, 107, 126, 160, 158; 107.