Le mystère est un élément de la vie de l'homme (et) Jung a montré qu'il est catastrophique de rendre clair et superficiel ce qui est caché au plus profond de l'homme. (...) Le sentiment du sacré et le sens du secret sont des éléments sans lesquels l'homme ne peut absolument pas vivre, les psychanalystes (...) sont d'accord là dessus. Or (d'une part) l'invasion technique désacralise (la nature) dans l(a)quel(le) l'homme est appelé à vivre : (...) elle montre par l'évidence, et non par la raison (...) que le mystère n'existe pas. (...) (D'autre part) nous assistons à un étrange renversement : l'homme ne pouvant vivre sans sacré, il reporte son sens du sacré sur ce qui a (désacralisé la nature) : la technique. Dans le monde où nous sommes, c'est la technique qui est devenue le mystère essentiel. (...). (On "croit" en elle) parce qu'au moins ses miracles sont visibles et en progression. (...) Un signe entre autres du sacré ressenti par l'homme devant la technique, c'est son souci de la traiter avec familiarité. (...) Étant donné ses formes très diverses, il n’est pas question de parler d’une religion de la technique mais bien d’un sentiment du sacré qui s’exprime de façons différentes selon les hommes. (...) De toutes façons, la technique est sacrée parce qu'elle est l'expression commune de la puissance de l'homme et que, sans elle, il se retrouverait pauvre, seul et nu, sans fard, cessant d'être le héros, le génie, l'archange qu'un moteur lui permet d'être à bon marché. Même ceux qui souffrent, qui sont au chômage ou qui sont ruinés par la technique, même ceux qui la critiquent et l'attaquent, sans oser aller trop loin (...), ont cette mauvaise conscience à son égard qu'éprouvent tous les iconoclastes.
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La technique ou l'enjeu du siècle (1952), éd. Economica, coll. « classiques des sciences sociales », 2008, p. 130-133