Textes philosophiques
Alexandre Grothendieck pourquoi faisons-nous de la recherche?
"Je
suis très content d’avoir l’occasion de parler au CERN. Pour beaucoup de
personnes, dont j’étais, le CERN est une des quelques citadelles, si l’on peut
dire, d’une certaine science, en fait d’une science de pointe : la recherche
nucléaire (9). On m’a détrompé. Il paraît qu’au CERN – le Centre Européen de
Recherches Nucléaires –, on ne fait pas de recherches nucléaires. Quoi qu’il
en soit, je crois que dans l’esprit de beaucoup de gens, le CERN en fait.
La recherche nucléaire est indissolublement associée, pour beaucoup de gens
également, à la recherche militaire, aux bombes A et H et, aussi, à une chose
dont les inconvénients commencent seulement à apparaître : la prolifération
des centrales nucléaires. En fait, l’inquiétude qu’a provoquée depuis la fin
de la dernière guerre mondiale la recherche nucléaire s’est un peu effacée à
mesure que l’explosion de la bombe A sur Hiroshima et Nagasaki s’éloignait
dans le passé. Bien entendu, il y a eu l’accumulation d’armes destructives du
type A et H qui maintenait pas mal de personnes dans l’inquiétude. Un
phénomène plus récent, c’est la prolifération des centrales nucléaires qui
prétend répondre aux besoins croissants en énergie de la société industrielle.
Or, on s’est aperçu que cette prolifération avait un certain nombre
d’inconvénients, pour employer un euphémisme, « extrêmement sérieux » et que
cela posait des problèmes très graves.
Qu’une recherche
de pointe soit associée à une véritable menace à la survie de l’humanité, une
menace même à la vie tout court sur la planète, ce n’est pas une situation
exceptionnelle, c’est une situation qui est de règle. Depuis un ou deux ans
que je commence à me poser des questions à ce sujet, je me suis aperçu que,
finalement, dans chacune des grandes questions qui actuellement menacent la
survie de l’espèce humaine, ces questions ne se poseraient pas sous la forme
actuelle, la menace à la survie ne se poserait pas si l’état de notre science
était celle de l’an 1900, par exemple. Je ne veux pas dire par là que la seule
cause de tous ces maux, de tous ces dangers, ce soit la science. Il y a bien
entendu une conjonction de plusieurs choses ; mais la science, l’état actuel
de la recherche scientifique, joue certainement un rôle important.
Tout d’abord, je
pourrais peut-être dire quelques mots personnels. Je suis un mathématicien.
J’ai consacré la plus grande partie de mon existence à faire de la recherche
mathématique. En ce qui concerne la recherche mathématique, celle que j’ai
faite et celle qu’ont faite les collègues avec lesquels j’ai été en contact,
elle me semblait très éloignée de toute espèce d’application pratique. Pour
cette raison, je me suis senti pendant longtemps particulièrement peu enclin à
me poser des questions sur les tenants et les aboutissants, en particulier sur
l’impact social, de cette recherche scientifique. Ce n’est qu’à une date assez
récente, depuis deux ans, que j’ai commencé comme cela, progressivement, à me
poser des questions à ce sujet.
La chose extraordinaire
est de voir à quel point mes collègues sont incapables de répondre à la
question « Pourquoi faisons-nous de la recherche scientifique ? ». En fait,
pour la plupart d’entre eux, cette question est simplement si étrange, si
extraordinaire, qu’ils se refusent même de l’envisager.
ce texte a été reproduit avec l’aimable
autorisation des enfants d’Alexandre Grothendieck dans la revue
Écologie et Politique, n°52, 2016.
Indications de
lecture :
Grothendieck est considéré par ses pairs comme le plus grand mathématicien du
XXème siècel. Voir texte suivant sur ses réflexions.
A,
B,
C,
D,
E,
F,
G,
H,
I,
J,
K,
L,
M,
N,
O,
P,
Q,
R,
S,
T,
U,
V,
W,
X,
Y,
Z.
Bienvenue| Cours de philosophie| Suivi des classes|
Textes philosophiques| Liens sur la philosophie| Nos travaux| Informations philosophie.spiritualite@gmail.com |