Textes philosophiques
Alexander Grothendieck la
production scientifique et ses motivations
... En tout cas, ils hésitent énormément
à donner une réponse quelle qu’elle soit. Lorsqu’on parvient à arracher une
réponse dans les discussions publiques ou privées, ce qu’on entend
généralement c’est, par ordre de fréquence des réponses : « La recherche
scientifique ? J’en fais parce que ça me fait bien plaisir, parce que j’y
trouve certaines satisfactions intellectuelles. » Parfois, les gens disent : «
Je fais de la recherche scientifique parce qu’il faut bien vivre, parce que je
suis payé pour cela. »
En ce qui
concerne la première motivation, je peux dire que c’était ma motivation
principale pendant ma vie de chercheur. Effectivement, la recherche
scientifique me faisait bien plaisir et je ne me posais guère de questions
au-delà. En fait, si cela me faisait plaisir, c’était en grande partie parce
que le consensus social me disait que c’était une activité noble, positive,
une activité qui valait la peine d’être entreprise ; sans du tout, d’ailleurs,
détailler en quoi elle était positive, noble, etc. Évidemment, l’expérience
directe me disait que, avec mes collègues, nous construisions quelque chose,
un certain édifice. Il y avait un sentiment de progression qui donnait une
certaine sensation d’achevement… de plénitude disons, et, en même temps, une
certaine fascination dans les problèmes qui se posaient.
« La production
scientifique, comme n’importe quel autre type de production dans la
civilisation ambiante, est considérée comme un impératif en soi. Dans tout
ceci, la chose remarquable est que, finalement, le contenu de la recherche
passe entièrement au second plan. »
Mais tout ceci, finalement, ne répond pas à
la question : « À quoi sert socialement la recherche scientifique ? » Parce
que, si elle n’avait comme but que de procurer du plaisir, disons, à une
poignée de mathématiciens ou d’autres scientifiques, sans doute la société
hésiterait à y investir des fonds considérables – en mathématiques ils ne sont
pas très considérables, mais dans les autres sciences, ils peuvent l’être. La
société hésiterait aussi sans doute à payer tribut à ce type d’activité ;
tandis qu’elle est assez muette sur des activités qui demandent peut-être
autant d’efforts, mais d’un autre type, comme de jouer aux billes ou des
choses de ce goût-là. On peut développer à l’extrême certaines facilités,
certaines facultés techniques, qu’elles soient intellectuelles, manuelles ou
autres, mais pourquoi y a-t-il cette valorisation de la recherche scientifique
? C’est une question qui mérite d’être posée.
En parlant avec beaucoup de mes collègues, je me suis aperçu au cours de
l’année dernière qu’en fait cette satisfaction que les scientifiques sont
censés retirer de l’exercice de leur profession chérie, c’est un plaisir… qui
n’est pas un plaisir pour tout le monde ! Je me suis aperçu avec stupéfaction
que pour la plupart des scientifiques, la recherche scientifique était
ressentie comme une contrainte, comme une servitude. Faire de la recherche
scientifique, c’est une question de vie ou de mort en tant que membre
considéré de la communauté scientifique. La recherche scientifique est un
impératif pour obtenir un emploi, lorsqu’on s’est engagé dans cette voie sans
savoir d’ailleurs très bien à quoi elle correspondait. Une fois qu’on a son
boulot, c’est un impératif pour arriver à monter en grade. Une fois qu’on est
monté en grade, à supposer même qu’on soit arrivé au grade supérieur, c’est un
impératif pour être considéré comme étant dans la course. On s’attend à ce que
vous produisiez...
La production scientifique, comme n’importe quel
autre type de production dans la civilisation ambiante, est considérée comme
un impératif en soi. Dans tout ceci, la chose remarquable est que, finalement,
le contenu de la recherche passe entièrement au second plan. Il s’agit de
produire un certain nombre de « papiers ». Dans les cas extrêmes, on va
jusqu’à mesurer la productivité des scientifiques au nombre de pages publiées.
Dans ces conditions, pour un grand nombre de scientifiques, certainement pour
l’écrasante majorité, à l’exception véritablement de quelques-uns qui ont la
chance d’avoir, disons, un don exceptionnel ou d’être dans une position
sociale et une disposition d’esprit qui leur permettent de s’affranchir de ces
sentiments de contrainte, pour la plupart la recherche scientifique est une
véritable contrainte qui tue le plaisir que l’on peut avoir à l’effectuer".
ce texte a été reproduit avec l’aimable autorisation des
enfants d’Alexandre Grothendieck dans la revue
Écologie et Politique, n°52, 2016.
Indications de
lecture :
Voir le travail de Pierre Thuillier sur le même sujet. Idem,
voir Jacques Ellul.
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