Textes philosophiques
Alexander Grothendieck je
connais des mathématiciens qui sont devenus fous
...
C’est une chose que j’ai découverte
avec stupéfaction parce qu’on n’en parle pas. Entre mes élèves et moi, je
pensais qu’il y avait des relations spontanées et égalitaires. En fait, c’est
une illusion dans laquelle j’étais enfermé ; sans même que je m’en aperçoive,
il y avait une véritable relation hiérarchique. Les mathématiciens qui étaient
mes élèves ou qui se considéraient comme moins bien situés que moi et qui
ressentaient, disons, une aliénation dans leur travail, n’auraient absolument
pas eu l’idée de m’en parler avant que, de mon propre mouvement, je quitte le
ghetto scientifique dans lequel j’étais enfermé et que j’essaie de parler avec
des gens qui n’étaient pas de mon milieu ; ce milieu de savants ésotériques
qui faisaient de la haute mathématique.
» Je connais un certain
nombre de mathématiciens qui sont devenus fous. »
Pour illustrer ce point, j’aimerais donner
ici un exemple très concret. Je suis allé, il y a deux semaines, faire un tour
en Bretagne. J’ai eu l’occasion, entre autres, de passer à Nantes où j’ai vu
des amis, où j’ai parlé dans une Maison des Jeunes et de la Culture (MJC) sur
le genre de problèmes que nous abordons aujourd’hui. J’y étais le lundi. Comme
les collègues de l’université de Nantes étaient avertis de ma venue, ils
avaient demandé in extremis que je vienne, le lendemain après-midi, pour faire
une causerie sur des sujets mathématiques avec eux. Or il s’est trouvé que, le
jour même de ma venue, un des mathématiciens de Nantes, M. Molinaro, s’est
suicidé. Donc, à cause de cet incident malheureux, la causerie mathématique
qui était prévue a été annulée. Au lieu de ceci, j’ai alors contacté un
certain nombre de collègues pour demander s’il était possible que l’on se
réunisse pour parler un peu de la vie mathématique à l’intérieur du
département de mathématiques à l’université et pour parler également un peu de
ce suicide. Il y a eu une séance extrêmement révélatrice du malaise général,
cet après-midi-là à Nantes, où manifestement tout le monde présent – avec une
exception je dirais – sentait bien clairement que ce suicide était lié de très
près au genre de choses que, précisément, on discutait la veille au soir à la
MJC.
En fait, je donnerai peut-être un ou deux détails. Il s’est trouvé que
Molinaro avait deux thésards auxquels il faisait faire des thèses de troisième
cycle – je crois que ce n’étaient pas des thèses d’État. Or, ces thèses furent
considérées comme n’étant pas de valeur scientifique suffisante. Elles furent
jugées très sévèrement par Dieudonné qui est un bon collègue à moi et avec
lequel j’ai écrit un gros traité de géométrie algébrique. Je le connais donc
très bien, c’est un homme qui a un jugement scientifique très sûr, qui est
très exigeant sur la qualité d’un travail scientifique. Ainsi, alors que ces
thèses étaient discutées par la commission pour l’inscription sur la liste
d’aptitude aux fonctions de l’enseignement supérieur, il les a saquées et
l’inscription a été refusée. Ceci, bien entendu, a été ressenti comme une
sorte d’affront personnel par Molinaro qui avait déjà eu des difficultés
auparavant et il s’est suicidé sur ces circonstances. En fait, j’ai eu un ami
mathématicien, qui s’appelait Terenhöfel, qui s’est également suicidé. Je
connais un certain nombre de mathématiciens – je parle surtout ici de
mathématiciens puisque c’est le milieu que j’ai le mieux connu – qui sont
devenus fous".
Je ne pense pas
que cela soit une chose propre aux mathématiques. Je pense que le genre,
disons, d’atmosphère qui prévaut dans le monde scientifique, qu’il soit
mathématique ou non, une sorte d’atmosphère à l’air extrêmement raréfié, et la
pression qui s’exerce sur les chercheurs sont pour beaucoup dans l’évolution
de ces cas malheureux.
« je pense même que la
science la plus désintéressée qui se fait dans le contexte actuel, et même la
plus éloignée de l’application pratique, a un impact extrêmement négatif. »
ce texte a été reproduit avec l’aimable autorisation des
enfants d’Alexandre Grothendieck dans la revue
Écologie et Politique, n°52, 2016.
Indications de
lecture :
Voir le travail de Pierre Thuillier sur le même sujet. Idem,
voir Jacques Ellul.
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