Textes philosophiques
Alexander Grothendieck le
savoir scientifique est très élitiste
... Un autre aspect de ce problème qui dépasse
les limites de la communauté scientifique, de l’ensemble des scientifiques,
c’est le fait que ces hautes voltiges de la pensée humaine se font aux dépens
de l’ensemble de la population qui est dépossédée de tout savoir. En ce sens
que, dans l’idéologie dominante de notre société, le seul savoir véritable est
le savoir scientifique, la connaissance scientifique, qui est l’apanage sur la
planète de quelques millions de personnes, peut-être une personne sur mille.
Tous les autres sont censés « ne pas connaître » et, en fait, quand on parle
avec eux, ils ont bien l’impression de « ne pas connaître ». Ceux qui
connaissent sont ceux qui sont là-haut, dans les hautes sciences : les
mathématiciens, les scientifiques, les très calés, etc.
Donc, je pense qu’il y a pas mal de
commentaires critiques à faire sur ce plaisir que nous retourne la science et
sur ses à-côtés. Ce plaisir est une sorte de justification idéologique d’un
certain cours que la société humaine est en train de prendre et, à ce titre,
je pense même que la science la plus désintéressée qui se fait dans le
contexte actuel, et même la plus éloignée de l’application pratique, a un
impact extrêmement négatif. C’est pour cette raison que, personnellement, je
m’abstiens actuellement, dans toute la mesure du possible, de participer à ce
genre d’activités. Je voudrais préciser la raison pour laquelle au début j’ai
interrompu mon activité de recherche : c’était parce que je me rendais compte
qu’il y avait des problèmes si urgents à résoudre concernant la crise de la
survie que ça me semblait de la folie de gaspiller des forces à faire de la
recherche scientifique pure. (10) Au moment où j’ai pris cette décision, je
pensais consacrer plusieurs années à faire de la recherche, à acquérir
certaines connaissances de base en biologie, avec l’idée d’appliquer et de
développer des techniques mathématiques, des méthodes mathématiques, pour
traiter des problèmes de biologie. C’est une chose absolument fascinante pour
moi et, néanmoins, à partir du moment où des amis et moi avons démarré un
groupe qui s’appelle Survivre, pour précisément nous occuper des questions de
la survie, à partir de ce moment, du jour au lendemain, l’intérêt pour une
recherche scientifique désintéressée s’est complètement évanoui pour moi et je
n’ai jamais eu une minute de regrets depuis.
Il reste la deuxième motivation : la
science, l’activité scientifique, nous permet d’avoir un salaire, nous permet
de vivre. C’est en fait la motivation principale pour la plupart des
scientifiques, d’après les conversations que j’ai pu avoir avec un grand
nombre d’entre eux. Il y aurait aussi pas mal de choses à dire sur ce sujet.
En particulier, pour les jeunes qui s’engagent actuellement dans la carrière
scientifique, ceux qui font des études de sciences en s’imaginant qu’ils vont
trouver un métier tout prêt qui leur procurera la sécurité. Je crois qu’il est
généralement assez bien connu qu’il y a là une grande illusion.
A force de produire des gens hautement
qualifiés, on en a produit vraiment de trop depuis le grand boom dans la
production de jeunes savants, depuis le Spoutnik il y a une quinzaine
d’années, et il y a de plus en plus de chômage dans les carrières
scientifiques. C’est un problème qui se pose de façon de plus en plus aiguë
pour un nombre croissant de jeunes, surtout de jeunes scientifiques. Aux
États-Unis, on doit fabriquer chaque année quelque chose comme 1 000 ou 1 500
thèses rien qu’en mathématiques et le nombre de débouchés est à peu près de
l’ordre du tiers de cela.
Ce
texte a été reproduit avec l’aimable autorisation des enfants d’Alexandre
Grothendieck dans la revue Écologie et Politique, n°52, 2016.
Indications de
lecture :
Voir le travail de Pierre Thuillier sur le même sujet. Idem,
voir Jacques Ellul.
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