Textes philosophiques

F. Nietzsche     la mauvaise conscience


   Je considère la mauvaise conscience comme la profonde maladie dans laquelle l’homme devait sombrer sous la pression du plus radical de tous les changements qu’il ait vécu de manière générale – le changement qui survint lorsqu’il se trouva définitivement prisonnier de l’envoûtement de la société et de la paix. Ce qui se produisit de toute nécessité pour les animaux aquatiques lorsqu’ils furent contraint soit de devenir animaux terrestres, soit de périr, ce n’est pas autre chose qui arriva à ces demi-animaux adaptés avec bonheur à l’étendue sauvage, à la guerre, au vagabondage, à l’aventure, - d’un seul coup, tous leurs instincts se trouvèrent dévalorisés et « suspendus ». Il leur fallait désormais marcher sur leurs pieds et « se porter eux-mêmes » là où auparavant ils étaient portés par l’eau : une pesanteur effroyable les écrasait. Ils se sentaient gauche pour les besognes les plus simples, pour ce monde nouveau et inconnu, ils n’avaient plus leurs anciens guides, les pulsions régulatrices, guidant inconsciemment avec sûreté, - ils en étaient réduits à penser, conclure, calculer, combiner des causes et des effets, ces malheureux, à leur « conscience », à leur organe le plus pauvre et le plus exposé à la méprise ! Je crois que jamais il n’a existé sur terre un tel sentiment de détresse, un tel malaise de plomb, - et ces instincts anciens n’avaient par pour autant cessé d’un seul coup de poser leurs exigences. Seulement, il était difficile et rarement possible de faire leurs volontés : ils devaient pour l’essentiel rechercher des satisfactions nouvelles et comme souterraines. Tous les instincts qui ne se déchargent pas vers l’extérieur se tournent vers l’intérieur – c’est cela que j’appelle l’intériorisation de l’homme : c’est seulement ainsi que pousse en l’homme ce que l’on appellera par la suite son « âme ». Tout le monde intérieur, originellement mince, comme enserré entre deux peaux, a grossi et est éclos, a gagné en profondeur, en largeur, en hauteur à mesure que la décharge de l’homme vers l’extérieur a été inhibée. Les terribles remparts grâce auxquels l’organisation de l’Etat se protégeait contre les anciens instincts de liberté – les châtiments font partie au premier chef de ces remparts produisirent ceci que tous ces instincts de l’homme sauvage, libre, vagabondant se retournèrent, se tournèrent contre l’homme lui-même. L’hostilité, la cruauté, le plaisir pris à la persécution, à l’agression, au changement, à la destruction – tout cela se tournant contre le détenteur de tels instincts : voilà l’origine de la « mauvaise conscience » -

 Généalogie de la morale, « Faute », « Mauvaise conscience », §16, Le Livre de Poche, trad. Patrick Wotling, 2000, pp.163-164.

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