| Textes philosophiquesHenri Poincaré     la science 
	n'est pas une accumulation de faits
      
	 Ne pouvons-nous nous contenter de l’expérience toute nue ? Non, cela est 
	impossible ; ce serait méconnaître complètement le véritable caractère de la 
	science. Le savant doit ordonner ; on fait la science avec des faits comme 
	une maison avec des pierres ; mais une accumulation de faits n’est pas plus 
	une science qu’un tas de pierres n’est une maison.Et avant tout le 
	savant doit prévoir. Carlyle a écrit quelque part quelque chose comme ceci : 
	« Le fait seul importe ; Jean sans Terre a passé par ici, voilà ce qui est 
	admirable, voilà une réalité pour laquelle je donnerais toutes les théories 
	du monde ». Carlyle était un compatriote de Bacon ; mais Bacon n’aurait pas 
	dit cela. C’est là le langage de l’historien. Le physicien dirait plutôt : 
	« Jean sans Terre a passé par ici ; cela m’est bien égal, puisqu’il n’y 
	repassera plus ». Nous savons tous qu’il y a de bonnes expériences et qu’il 
	y en a de mauvaises. Celles-ci s’accumuleront en vain ; qu’on en ait fait 
	cent, qu’on en ait fait mille, un seul travail d’un vrai maître, d’un 
	Pasteur par exemple, suffira pour les faire tomber dans l’oubli. Bacon 
	aurait bien compris cela, c’est lui qui a inventé le mot experimentum 
	crucis. Mais Carlyle ne devait pas le comprendre. Un fait est un fait ; un 
	écolier a lu tel nombre sur son thermomètre, il n’avait pris aucune 
	précaution ; n’importe, il l’a lu, et s’il n’y a que le fait qui compte, 
	c’est là une réalité au même titre que les pérégrinations du roi Jean sans 
	Terre. Pourquoi le fait que cet écolier a fait cette lecture est-il sans 
	intérêt, tandis que le fait qu’un physicien habile aurait fait une autre 
	lecture serait au contraire très important ? C’est que de la première 
	lecture nous ne pouvons rien conclure. Qu’est-ce donc qu’une bonne 
	expérience ? C’est celle qui nous fait connaître autre chose qu’un fait 
	isolé ; c’est celle qui nous permet de prévoir, c’est-à-dire celle qui nous 
	permet de généraliser.
 Car sans 
	généralisation, la prévision est impossible. Les circonstances où l’on a 
	opéré ne se reproduiront jamais toutes à la fois. Le fait observé ne 
	recommencera donc jamais ; la seule chose que l’on puisse affirmer, c’est 
	que dans des circonstances analogues, un fait analogue se produira. Pour 
	prévoir il faut donc au moins invoquer l’analogie, c’est-à-dire déjà 
	généraliser.
 Si timide que l’on soit, il faut bien que l’on interpole ; 
	l’expérience ne nous donne qu’un certain nombre de points isolés, il faut 
	les réunir par un trait continu ; c’est là une véritable généralisation. 
	Mais on fait plus, la courbe que l’on tracera passera entre les points 
	observés et près de ces points ; elle ne passera pas par ces points 
	eux-mêmes. Ainsi on ne se borne pas à généraliser l’expérience, on la 
	corrige ; et le physicien qui voudrait s’abstenir de ces corrections et se 
	contenter vraiment de l’expérience toute nue serait forcé d’énoncer des lois 
	bien extraordinaires.
 Les faits tout nus 
	ne sauraient donc nous suffire ; c’est pourquoi il nous faut la science 
	ordonnée ou plutôt organisée.
 On dit 
	souvent qu’il faut expérimenter sans idée préconçue. Cela n’est pas 
	possible ; non seulement ce serait rendre toute expérience stérile, mais on 
	le voudrait qu’on ne le pourrait pas. Chacun porte en soi sa conception du 
	monde dont il ne peut se défaire si aisément. Il faut bien, par exemple, que 
	nous nous servions du langage, et notre langage n’est pétri que d’idées 
	préconçues et ne peut l’être d’autre chose. Seulement ce sont des idées 
	préconçues inconscientes, mille fois plus dangereuses que les autres.
 Dirons-nous que si nous en faisons intervenir d’autres, dont nous aurons 
	pleine conscience, nous ne ferons qu’aggraver le mal ! je ne le crois pas ; 
	j’estime plutôt qu’elles se serviront mutuellement de contrepoids, j’allais 
	dire d’antidote ; elles s’accorderont généralement mal entre elles ; elles 
	entreront en conflit les unes avec les autres et par là elles nous forceront 
	à envisager les choses sous différents aspects. C’est assez pour nous 
	affranchir : on n’est plus esclave quand on peut choisir son maître.
 Ainsi, grâce à la généralisation, chaque fait observé nous en fait prévoir 
	un grand nombre ; seulement nous ne devons pas oublier que le premier seul 
	est certain, que tous les autres ne sont que probables. Si solidement assise 
	que puisse nous paraître une prévision, nous ne sommes jamais sûrs 
	absolument que l’expérience ne la démentira pas, si nous entreprenons de la 
	vérifier. Mais la probabilité est souvent assez grande pour que pratiquement 
	nous puissions nous en contenter. Mieux vaut prévoir sans certitude que de 
	ne pas prévoir du tout.
 On ne doit donc 
	jamais dédaigner de faire une vérification, quand l’occasion s’en présente. 
	Mais toute expérience est longue et difficile, les travailleurs sont peu 
	nombreux ; et le nombre des faits que nous avons besoin de prévoir est 
	immense ; auprès de cette masse, le nombre des vérifications directes que 
	nous pourrons faire ne sera jamais qu’une quantité négligeable.
 De ce peu 
	que nous pouvons directement atteindre, il faut tirer le meilleur parti ; il 
	faut que chaque expérience nous permette le plus grand nombre possible de 
	prévisions et avec le plus haut degré de probabilité qu’il se pourra. Le 
	problème est pour ainsi dire d’augmenter le rendement de la machine 
	scientifique.
 Qu’on me permette de 
	comparer la Science une bibliothèque qui doit s’accroître sans cesse ; le 
	bibliothécaire ne dispose pour ses achats que de crédits insuffisants ; il 
	doit s’efforcer de ne pas les gaspiller. C’est la physique expérimentale qui 
	est chargée des achats ; elle seule peut donc enrichir la bibliothèque.
 Quant à la physique mathématique, elle aura pour mission de dresser le 
	catalogue. Si ce catalogue est bien fait, la bibliothèque n’en sera pas plus 
	riche. Mais il pourra aider le lecteur à se servir de ces richesses.
 Et même en montrant au bibliothécaire les lacunes de ses collections, il lui 
	permettra de faire de ses crédits un emploi judicieux ; ce qui est d’autant 
	plus important que ces crédits sont tout à fait insuffisants. Tel est donc 
	le rôle de la physique mathématique ; elle doit guider la généralisation de 
	façon à augmenter ce que j’appelais tout à l’heure le rendement de la 
	science. Par quels moyens y parvient-elle, et comment peut-elle le faire 
	sans danger, c’est ce qu’il nous reste à examiner.
 La Science 
	et l'Hypothèse,
    1902. Indications de lecture:
      
      
       
        A,
         B,
         C,
         D,
         E,
         F,
         G,
         H, I,
         
        J,
         K,
         L,
         M,
         N, O,
         P, Q,
         R,
         S,
         T, U,
         
        V,
         
        W, X, Y,
         
        Z. Bienvenue| Cours de philosophie|
    Suivi des classes|  
	
    Textes philosophiques|
    Liens sur la philosophie|
    Nos travaux|
    Informations
 philosophie.spiritualite@gmail.com
 |