Textes philosophiquesKarl Popper réfutation du déterminisme psychologique « L'idée de prédire l'action d'un homme avec le degré
voulu de précision, quel qu'il soit, par des méthodes psychologiques est à
ce point étrangère à la pensée psychologique qu'on ne peut que difficilement
saisir ce qu'elle impliquerait. Elle impliquerait, par exemple, la capacité
de prédire, au degré voulu de précision, la vitesse à laquelle un homme
monterait à l'étage supérieur en sachant qu'il doit y trouver une lettre
l'informant de sa promotion - ou de son licenciement. Il faudrait pour cela
combiner des conditions initiales physiques en tout genre (la hauteur des
escaliers, le frottement des souliers contre les marches), les conditions
initiales physiologiques (l'état de santé de la personne, de son cœur, de
ses poumons, etc.), ainsi que, par exemple, des conditions initiales d'ordre
économique (l'épargne sur laquelle il peut compter, ses chances de trouver
un autre emploi, le nombre de personnes à charge, etc.). Personne ne peut
dire comment on devrait procéder pour évaluer de telles réalités, ni comment
les évaluer, à supposer qu'elles soient connues. On ignore, plus
particulièrement, comment utiliser les conditions psychologiques de manière
à pouvoir les traiter comme des forces physiques avec lesquelles on pourrait
les comparer et les combiner.
Un psychanalyste, au cours de longues années d'étude (bon nombre d'analyses
durent en effet plus de dix ans), pourra déterrer des « causes » en tout
genre - des motifs et ainsi de suite - enfouies dans l'inconscient de son
patient. Ira-t-on pour autant jusqu'à croire que l'analyste, avec toute la
science qu'il a des motifs de son patient, serait en mesure de prédire avec
précision le temps que celui-ci mettra pour monter les escaliers ? Le
psychanalyste affirmera peut-être pouvoir effectuer même cette prédiction, à
condition de disposer de suffisamment de données. Mais il sera incapable
d'énoncer les données qui seraient suffisantes à cet égard, et d'en rendre
compte. Car d'une théorie qui permettrait à l'analyste de calculer le degré
de précision requis des données, il n'existe pas même le soupçon.
La connaissance que nous possédons de la psychologie d'un homme (ou d'un
chat) peut nous permettre de prédire qu'il ne commettra ni un meurtre, ni un
vol (ou que le chat ne mordra ni ne griffera). Mais pour asseoir le
déterminisme « scientifique », il faut beaucoup plus [il faudrait pouvoir
satisfaire au principe de responsabilité renforcé, mais c'est logiquement
impossible, comme le démontre Popper dans son livre].
Une fois les implications du déterminisme « scientifique » - et plus
particulièrement celles du principe de « responsabilité » - pleinement
saisies, l'on s'aperçoit que la connaissance psychologique, comme celle du
comportement, nous l'avons vu, requiert un complément de connaissances
physiologiques. Cela signifie, bien entendu, l'effondrement de l'argument
psychologique.
Il va s'en dire que dès le départ, l'argument psychologique était plus
vulnérable encore que l'argument tiré de l'étude du comportement et cela non
pas tant, je crois, parce qu'on ne peut mesurer l'intensité des motifs, car,
comme nous avons vu, les mesures du behaviouriste ne lui sont d'aucun
secours. Cette vulnérabilité est due plutôt à ce que l'emploi de concepts
comme « motif », ou « caractère », se réduit, comme le prouve suffisamment
un minimum de réflexion, à une tentative assez grossière d'établir des
rapports ayant au moins l'apparence de lois, et même de les inventer
lorsqu'ils font défaut. Je ne nie pas qu'une question comme « Quel fut le
motif de son action ? » ou un « pourquoi » comme « Pourquoi l'a-t-il
fait ? », peuvent être tout à fait raisonnables, tout comme peut l'être une
réponse comme « Il le fit parce qu'il était jaloux (ou ambitieux pour se
venger) ». Mais toute réponse de ce genre, même très subtile, ne peut
prétendre à un statut bien supérieur à celui d'un grossier effort de
classification ; au mieux, elle se réduit à une tentative pour construire un
schéma contextuel hypothétique, qui rend l'action compréhensible à la
raison. Ce sont des tentatives de compréhension post hoc. Il en est ainsi même pour les rares cas
où elles dépendent de schémas que l'on peut tester en les conformant avec
des prédictions. »
Indications de lecture:cf. leçon Les éléments de la théorie scientifique. Voir aussi la leçon Liberté et déterminisme.
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