Textes philosophiques
Primo Lévi si c'est un homme
Les murs sont décorés de curieuses fresques
édifiantes : on y voit par exemple le bon Häftling, représenté torse nu en
train de savonner avec enthousiasme un crâne rose et bien tondu, tandis que
le mauvais Häftling, affligé d’un nez crochu fortement accusé et d’un teint
verdâtre, engoncé dans des habits tout tachés, trempe un doigt prudent dans
l’eau du lavabo. Sous le premier on lit : « So bist du rein » (comme ça tu
es propre), sou le second : « So gehst du ein » (comme ça, tu cours à ta
perte) ; et plus bas, dans un français approximatif, mais en caractères
gothiques : « La propreté, c’est la santé ».
Pourquoi la douleur de chaque jour se
traduit-elle dans nos rêves de manière aussi constante par la scène toujours
répétée du récit fait et jamais écouté ?
Je me mords profondément les lèvres :
nous savons tous, ici, qu’une petite douleur provoquée volontairement
réussit à stimuler nos dernières réserves d’énergie.
Au coucher du soleil, la sirène du
Feierabend retentit, annonçant la fin du travail ; et comme nous sommes tous
rassasiés – pour quelques heures du moins – personne ne se dispute, nous
nous sentons dans d’excellentes dispositions, le Kapo lui-même hésite à nous
frapper, et nous sommes alors capables de penser à nos mères et à nos
femmes, ce qui d’ordinaire ne nous arrive jamais. Pendant quelques heures,
nous pouvons être malheureux à la manière des hommes libres.
…on s’accorde en effet à reconnaître
qu’un pays est d’autant plus évolué que les lois qui empêchent le misérable
d’être trop misérable et le puissant trop puissant y sont plus sages
et plus efficaces. Mais au Lager, il en va tout autrement : ici, la lutte
pour la vie est implacable, car chacun est désespérément et férocement
seul.
Survivre sans avoir renoncé à rien de son
propre monde moral, à moins d’interventions puissantes et directes de la
chance, n’a été donné qu’à un tout petit nombre d’êtres supérieurs, de
l’étoffe des saints et des martyrs.
… je crois que c’est justement à Lorenzo
que je dois d’être encore vivant aujourd’hui, non pas tant pour son aide
matérielle que pour m’avoir constamment rappelé par sa présence, par sa
façon si simple et facile d’être bon, qu’il existait encore, en dehors du
nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que
ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés, qui étaient demeurés
étrangers à la haine et à la peur ; quelque chose d’indéfinissable, comme
une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se
conserver vivant.
… (cela peut sembler paradoxal, mais
officiellement, dans les camps d’extermination, tout est gratuit).
… (l’ingéniosité ne consiste-t-elle pas
justement à trouver ou à créer des relations entre ordres d’idées
apparemment différents ?)
L’inégale répartition des biens provoqua un
regain du commerce et de l’industrie.
Le sentiment de notre existence dépend
pour une bonne part du regard que les autres portent sur nous ! Aussi,
peut-on qualifier de non humaine l’expérience de qui a vécu des jours où
l’homme a été un objet aux yeux de l’homme.
Peut-être ainsi ai-je trouvé un soutien
dans mon intérêt jamais démenti pour l’âme humaine, et dans la volonté non
seulement de survivre (c’était là l’objectif de beaucoup d’entre nous), mais
de survivre dans le but précis de raconter les choses auxquelles nous avions
assisté et que nous avions subies.
Si c'est un homme, 1947.
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