Textes philosophiques

Raymond Ruyer    forces et valeurs


     « La microphysique a révélé le caractère tout à fait superficiel – philosophiquement parlant – de la physique classique et des notions classiques de corps matériel, de fonctionnement, de déterminisme, d’équilibre extrémal. Un atome ou un élément atomique n’est une forme que parce qu’il est formation active. […] L’action est le véritable élément de la réalité[1], et l’action est irréductible au fonctionnement selon une structure toute donnée, puisqu’elle est constituante de forme typique.

[…] L’univers n’est ainsi fait que d’individus agissants, bien que les actions individuelles soient comme submergées par les phénomènes de foule, ou d’amoncellement bord à bord, par les amas, qui se bornent à fonctionner en tendant vers un équilibre extrémal, et qui donnent à l’univers un aspect radicalement étranger à toute axiologie, alors qu’il n’est fait, pourtant, que d’individus engagés dans une activité visant un type, une essence, une valeur.

[…] La science de la nature s’est rapprochée de l’axiologie. La continuité saute aux yeux entre le statut des existants dits physiques, des organismes en développement et des agents en participation, tels que les décrit l’axiologie contemporaine. Grâce à ce rapprochement, presque tous les problèmes laissés en suspens par la théorie des valeurs trouvent une solution, ou disparaissent en tant que problèmes.

Le premier de ces problèmes est le caractère émergent de la valeur dans un monde « physique », « neutre ». Alexander, N. Hartmann, les existentialistes, admettent cette émergence comme un fait inexplicable. Mais l’émergence des valeurs, au moins telle qu’ils la conçoivent, est une pure apparence. De même que la matière est inséparable de l’espace-temps et ne vient pas le remplir comme un récipient vide, elle est inséparable d’une axiologie élémentaire, puisque l’élément « matériel » est déjà action. Certes, des valeurs nouvelles émergent à chaque instant, dans une invention continue, puisque, par définition, la valeur est participation active au trans-spatial, et invention libre ; mais elle ne vient pas s’ajouter comme un nouveau règne au règne de l’existence brute. Toute existence est formation axiologique. Existence et valeur commencent en même temps. […]

Le deuxième problème n’est qu’un aspect du premier. Ce problème, c’est que la valeur ne paraît pouvoir se définir que pour les êtres vivants, leurs besoins, leurs désirs, et que, pourtant, elle transcende la vie. […]

La solution apparaît si l’on songe à l’universalité de l’axiologie, comme de la vie. La vie n’est pas seulement ce qu’étudient les biologistes dans les organismes macroscopiques. Tout individu vrai est « vivant », en tant qu’agissant ; mais le mode de réalisation et l’envergure de son idéal sont très variables. Les individualités physiques, et aussi les organismes élémentaires, tels que les virus et les gènes, sont « toujours en circuit » avec le Type qu’ils actualisent ; ils ne se développent pas à proprement parler, en ce sens qu’ils ne comportent pas de stades embryonnaires. Les organismes macroscopiques, au contraire, peuvent « aller et venir », apparaître et disparaître, apparaître dans l’espace-temps, ou sortir de l’espace-temps. Un Mammifère peut être réduit à une cellule (œuf ou spermatozoïde) ; la forme typique de l’adulte, dans ce cas, est reconstituée activement par la mémoire spécifique à chaque ontogenèse, en même temps qu’elle est perfectionnée par de petites inventions qui, accumulées, changent l’espèce.

[…] Le troisième problème résolu est celui de l’efficacité des valeurs. Tant que l’on considère la force comme un phénomène physique, au sens classique du mot, l’efficacité de l’idéal contre le fait, de la raison contre les causes a tergo, des valeurs en général contre les fonctionnements massifs et contre l’inertie de la matière, paraît encore plus mystérieuse que l’organisation biologique (qui n’en est qu’un cas particulier), plus mystérieuse que la manière selon laquelle une direction finaliste est imprimée, dans l’être vivant, aux phénomènes physico-chimiques.

Mais, dans les nouvelles perspectives scientifiques, toute force est d’essence axiologique. La force exprime fondamentalement une action individuelle, ou une énergie de liaison et d’interaction dans un domaine individualisé. Les forces macroscopiques du monde physique sont dues à des phénomènes d’accumulation. Elles représentent l’aspect de foule inorganisée que prend une multitude d’actions élémentaires, quand celles-ci s’ajoutent simplement. Les forces organisantes et manifestement axiologiques qui paraissent naître ex nihilo dans les organismes et leurs activités, sont dues à des intégrations en relais, de forces microphysiques, qui peuvent atteindre ainsi un ordre de grandeur suffisant pour lutter contre les dynamismes d’accumulation pure, en les utilisant, et qui peuvent organiser finalement le monde tout entier, selon un idéal unitaire.

La force que donne à l’homme un idéal, une valeur entrevue, n’est pas « force » par métaphore. La force de l’idéal utilise sans doute, pour sa réalisation, les forces de milliards de cellules et de molécules, forces rendues convergentes par fusion d’individualités, et aussi par tout un échafaudage de relais, mais elle est bien, par elle-même, dans son unité spécifique, réellement et littéralement force, et même prototype de toute force. S’il en était autrement, aucune valeur ne pourrait jamais se réaliser. L’existence ne signifierait rien, ou plutôt, rien n’existerait. »

Philosophie de la valeur, 1952, 208-212.


[1] Il est aisé de voir que, dans tous les domaines, toute forme vraie suppose un potentiel. Même pour les êtres primaires de l’ordre physique, une structure instantanée n’est qu’une abstraction. Une composante temporelle qui lui est attachée organiquement, c’est-à-dire qui figure dans l’unité indissoluble de l’action – énergie multipliée par un temps – intervient nécessairement dans la définition même de la « particule ». Un « électron à l’instant » ne saurait exister. Le caractère quantifié de l’action dans la physique atomique est l’indice que quelque chose, en dehors de l’espace-temps, organise comme ensemble indécomposable ce qui apparaît dans l’espace-temps. Le temps quantifié de l’action ne peut être le temps dimension pure de la physique macroscopique. (Éléments de psycho-biologie, 14-15)

Indications de lecture:

cf. Leçon sur la loi dans la théorie scientifique.

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