Textes philosophiquesGeorg SimmelLa forme la plus générale de l'aventure est celle qu'elle revêt par le fait de s'isoler en quelque sorte de l'ensemble de la vie. Nous comprenons par cet ensemble le résultat de la participation des contenus de la vie – quelque irréconciliables et opposés qu'ils soient – à un processus de vie unique qui circulerait en quelque sorte à travers eux. Et c'est à cet entrelacement des niveaux de la vie, à ce sentiment que malgré tous les contre-courants, tous les détours, tous les obstacles, il y a cependant un courant qui continue sa course à travers tout, que s'oppose ce que nous appelons aventure. Celle-ci forme bien une partie de notre existence à laquelle d'autres parties viennent se juxtaposer, soit avant, soit après elle, mais cependant par son sens le plus profond elle se passe en dehors de la continuité générale de la vie. Néanmoins elle diffère encore de tout ce qui est simplement dû au hasard dans notre vie, de tout ce qui est étranger et n'en touche que l'épiderme. Tandis qu'elle s'isole de l'ensemble de la vie, elle s'y réintègre pour ainsi dire par le même mouvement ; tout en étant un corps étranger à notre existence, elle est cependant reliée au centre d'une façon quelconque. D'une façon beaucoup plus tranchée que nous n'avons coutume de le dire des autres contenus de notre vie, l'aventure a un commencement et une fin. En ce qui concerne les événements du jour ou de l'année nous voyons généralement que l'un d'eux a pris fin tandis que, ou parce que, un autre événement commence ; ils se délimitent l'un par l'autre, et c'est ainsi que se forme ou que s'exprime l'unité de l'ensemble de la vie. L'aventure, au contraire, est, en tant qu'aventure, indépendante d'un avant ou d'un après, elle détermine ses limites sans égard pour l'un ou pour l'autre d'entre eux. Là où la participation à la continuité de la vie est déclinée, ou plutôt là où il n'est pas à proprement parler nécessaire de décliner cette participation, parce qu'il y a de prime abord un sentiment d'étrangeté, d'isolation, de détachement, nous disons qu'il nous arrive une aventure. Il manque à celle-ci ces phénomènes d'endosmose[1] et d'exosmose[2] avec les parties qui sont ses voisines dans la vie, et par lesquels la vie acquiert une unité. Cette délimitation par laquelle l'aventure se détache du cours total d'une destinée n'est pas mécanique, elle est au contraire organique : de même qu'un organisme ne détermine pas sa forme dans l'espace par le fait qu'il y a des obstacles qui le compriment de tous côtés, mais parce que l'impulsion de sa vie lui donne une forme par l'intérieur, de même l'aventure n'est pas terminée parce qu'il y a quelque chose d'autre qui commence, mais bien parce que le temps qu'elle occupe, la limite radicale, correspond à une détermination de son sens intérieur, c'est en cela que réside d'abord la relation profonde existant entre l'aventurier et l'artiste, et que s'explique peut-être aussi l'attraction que l'artiste éprouve pour l'aventure, car il est bien de l'essence de l'œuvre d'art de découper un morceau des séries infiniment continues du monde ou de la vie, de le libérer des ensembles qu'il forme avec tout ce qui est au-delà ou en deçà de lui et de lui donner une forme qui se suffit à elle-même et qui est maintenue comme par un centre intérieur. Tandis qu'une partie de l'existence, qui est tissée dans la continuité de celle-ci, est cependant éprouvée comme formant une unité repliée sur elle-même, la forme qui est commune à l'œuvre d'art et à l'aventure se trouve être créée. Le fait qu'un événement isolé et dû au hasard puisse impliquer un sens et une nécessité détermine la notion d'aventure, dans son opposition avec toutes les parties de la vie que le destin place dans sa périphérie. Un événement n'est aventure qu'à la condition d'être défini par cette double détermination : il faut d'abord qu'il possède un sens caractéristique dont la réalisation soit renfermée entre un commencement et une fin, et ensuite, il faut que malgré toute sa contingence, malgré le fait qu'il est banni de la continuité de la vie, il fasse partie intégrale de la nature et de la détermination de l'individu qui vit cette vie, et cela en vertu d'une nécessité secrète dont le sens dépasse de beaucoup celui des séries plus rationnelles de la vie. C'est ici que l'on peut voir la relation qu'il y a entre l'aventurier et le joueur. Le joueur est, il est vrai, en proie à toutes les vicissitudes du hasard, mais par le fait qu'il compte sur les faveurs de la fortune, et qu'il considère la vie conditionnée par le hasard comme étant possible, bien plus, par le fait qu'il vit cette vie, le hasard acquiert pour lui une rationalité voilée. La superstition, qui est typique pour le joueur, n'est rien d'autre que la manifestation palpable et par conséquent puérile de ce schéma qui pénètre et enveloppe toute sa vie : il y a dans le hasard un sens, une signification qui implique une nécessité de quelque façon que ce soit, même si cette nécessité ne découle pas de la logique rationnelle. S'abandonnant à la superstition par laquelle il essaye, grâce à des signes et à des moyens cabalistiques, d'attirer le hasard dans son système final, le joueur rompt le charme qui isolait ce hasard et le rendait inaccessible, il cherche en lui une soumission à un ordre régi par des lois qui, bien que fantastiques, n'en sont pas moins des lois. Et c'est ainsi que l'aventurier permet au hasard, qui se trouve en dehors d'une série vitale, d'être néanmoins englobé en quelque sorte par le sens qui détermine cette série. Il parvient à un nouveau sentiment de vie caractérisé par l'excentricité de l'aventure, sentiment qui établit une nécessité nouvelle et importante dans sa vie, précisément par la grandeur de l'écart qu'il y a entre un contenu dû au hasard et venu du dehors, et entre le centre qui maintient et donne un sens à son existence. Il y a un conflit inconciliable en nous entre le hasard et la nécessité, entre la donnée fragmentaire venue de l'extérieur et le sens global d'une vie qui se développe par l'intérieur. Aussi, les grandes formes par lesquelles nous revêtons les contenus de la vie sont les synthèses, les antagonismes ou les compromis de ces deux aspects fondamentaux. L'aventure est une de ces formes. Lorsque l'aventurier de profession fait de l'absence de tout système dans sa vie un système en soi, lorsqu'il cherche à prouver que des événements extérieurs dus au pur hasard font cependant partie de sa nécessité intérieure, il ne fait en somme que rendre évidente d'une façon pour ainsi dire macroscopique la forme essentielle de toute « aventure », y compris celle de l'individu qui n'est pas un aventurier. Car par le terme aventure nous tenons toujours à désigner un événement qui est aussi bien au-delà de l'événement purement brutal dont le sens nous reste extérieur, qu'il ne l'est de la série vitale et continue dans laquelle chaque chaîne contribue à donner au chaînon qui le suit un sens global. Et il arrive parfois que ce rapport prenne une signification encore bien plus profonde. Bien que l'aventure semble reposer sur des divergences qui se manifestent au sein de la vie même, il se peut que la vie, dans son ensemble apparaisse comme une aventure. Il n'est pas nécessaire pour cela d'être un aventurier, d'avoir vécu beaucoup d'aventures particulières. Celui qui a cette attitude spéciale devant la vie doit sentir que celle-ci, dans son ensemble, est dominée par une unité supérieure, laquelle s'élève au-dessus de la totalité immédiate de la vie, comme elle à son tour, s'élève au-dessus des épisodes particuliers, qui constituent nos aventures quotidiennes. Il se peut que nous soyons soumis à un ordre métaphysique, il se peut que notre âme vive une existence transcendante et que notre vie consciente sur terre ne soit qu'un morceau détaché de l'ensemble inexprimable d'une existence qui s'accomplit au-dessus d'elle. Le mythe de la transmigration des âmes est peut-être une tentative informe pour exprimer le caractère segmentaire de chaque vie donnée. À celui qui sent à travers toute la vie réelle une existence secrète et spirituelle de l'âme, à celui pour qui l'âme n'est liée aux réalités que dans un lointain pour ainsi dire effacé, la vie dans sa totalité donnée et limitée apparaîtra – par opposition à ce destin transcendant et continu en soi, – comme une aventure." La philosophie de l'aventure, in Französich- und italienischsprachige Veröffentlichungen. Mélanges de philosophie relativiste, 1912, Suhrkamp, 2002, p. 260-264 Indications de lecture:
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