Textes philosophiques
Simone Weil le travail physique
sans esprit
« Le travail physique est une mort quotidienne. Travailler, c’est mettre son
propre être, âme et chair, dans le circuit de la matière inerte, en faire un
intermédiaire entre un état et un autre état d’un fragment de matière, en
faire un instrument. Le travailleur fait de son corps et de son âme un
appendice de l’outil qu’il manie. Les mouvements du corps et l’attention de
l’esprit sont fonction des exigences de l’outil, qui lui-même est adapté à
la matière du travail. La mort et le travail sont choses de nécessité et non
de choix. L’univers ne se donne à l’homme dans la nourriture et la chaleur
que si l’homme se donne à l’univers dans le travail. Mais la mort et le
travail peuvent être subis avec révolte ou consentement.
Ils peuvent être subis dans leur
vérité nue ou enrobés de mensonge. Le travail fait violence à la nature
humaine. Tantôt il y a surabondance de forces juvéniles qui veulent se
dépenser et n’y trouvent pas leur emploi; tantôt il y a épuisement, et la
volonté doit sans cesse suppléer, au prix d’une tension très douloureuse, à
l’insuffisance de l’énergie physique; il y a mille préoccupations, soucis,
angoisses, mille désirs, mille curiosités qui entraînent la pensée ailleurs;
la monotonie cause du dégoût; et le temps pèse d’un poids presque
intolérable.
La pensée humaine domine le temps et parcourt sans cesse rapidement le passé
et l’avenir en franchissant n’importe quel intervalle; mais celui qui
travaille est soumis au temps à la manière de la matière inerte qui franchit
un instant après l’autre. C’est par là surtout que le travail fait violence
à la nature humaine. C’est pourquoi les travailleurs expriment la souffrance
du travail par l’expression «trouver le temps long».
Le consentement à la mort, quand la mort
est présente et vue dans sa nudité, est un arrachement suprême, instantané,
à ce que chacun appelle moi. Le consentement au travail est moins violent.
Mais là où il est complet, il se renouvelle chaque matin tout au long d’une
existence humaine, jour après jour, et chaque jour il dure jusqu’au soir, et
cela recommence le lendemain, et cela se prolonge souvent jusqu’à la mort.
Chaque matin le travailleur consent au travail pour ce jour-là et pour la
vie tout entière. Il y consent qu’il soit triste ou gai, soucieux ou avide
d’amusement, fatigué ou débordant d’énergie. Immédiatement après le
consentement à la mort, le consentement à la loi qui rend le travail
indispensable à la conservation de la vie est l’acte le plus parfait
d’obéissance qu’il soit donné à l’homme d’accomplir. Dès lors les autres
activités humaines, commandement des hommes, élaboration de plans
techniques, art, science, philosophie, et ainsi de suite, sont toutes
inférieures au travail physique en signification spirituelle. Il est facile
de définir la place que doit occuper le travail physique dans une vie
sociale bien ordonnée. Il doit en être le centre spirituel.»
L’Enracinement,
1950,
Gallimard point.
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