Textes philosophiquesMax Weber éthique de la conviction et politiqueIl est parfaitement vrai, et c'est une donnée fondamentale de toute histoire (que nous ne pouvons justifier ici plus avant), que le résultat ultime de l'action politique entretient souvent, voire quasi toujours, un rapport tout à fait inadéquat, souvent quasiment paradoxal avec son sens originel. Mais c'est la raison pour laquelle ce sens, à savoir le service d'une cause, ne doit pas faire défaut pour que l'action ait une consistance interne. Au service de quelle cause l'homme politique vise-t-il et utilise-t-il le pouvoir, c'est là une affaire de foi. Il peut servir des buts nationaux ou humains, sociaux et moraux ou culturels, profanes ou religieux, il peut être animé par une robuste foi dans le «progrès» (en quelque sens que ce soit) ou bien rejeter avec froideur ce genre de foi, il peut prétendre être au service d'une «idée» ou bien, récusant en principe cette prétention, vouloir servir des buts extérieurs de la vie quotidienne: il faut toujours qu'il existe une forme quelconque de foi. Pour le reste, il est parfaitement exact que la malédiction du néant de la créature pèse aussi sur les résultats politiques les plus fortement manifestes. Avec ce qui vient d'être dit nous avons déjà commencé à discuter le dernier des problèmes qui nous occupent aujourd'hui: l'ethos de la politique en tant que «cause». Quelle mission (Beruf) peut-elle elle-même remplir, tout à fait indépendamment de ses fins, dans l'économie morale générale de la conduite de vie? Quel est, en quelque sorte, son lieu moral originaire? Ici s'affrontent, il est vrai, des conceptions du monde ultimes entre lesquelles il faut en définitive choisir. Abordons résolument ce problème qui a été récemment une nouvelle fois ouvert, à mon sens d'une manière tout à fait faussée. Mais débarrassons-nous tout d'abord d'une falsification parfaitement triviale. L'éthique peut en effet se présenter d'abord dans un rôle tout à fait catastrophique du point de vue moral. Prenons des exemples. Il est rare qu'un homme dont l'amour se détourne d'une femme pour se tourner vers une autre n'éprouve pas le besoin de légitimer cette attitude à ses propres yeux en disant: elle n'était pas digne de mon amour, ou bien elle m'a déçu, ou en invoquant quelques autres «raisons» de ce genre. Il s'agit d'un manque de courtoisie qui, de façon profondément non chevaleresque, ajoute au simple fait qu'il n'aime plus cette femme et qu'elle doit endurer cet état de choses, une «légitimité» fictive en vertu de laquelle il revendique pour lui-même un droit et où il cherche à faire endosser à cette femme l'injustice en sus du malheur. Le concurrent érotique heureux procède exactement de la même manière: la valeur de l'adversaire doit être moindre, sinon il n'aurait pas succombé. Et naturellement, il n'en va pas autrement quand, après une guerre victorieuse, quelle qu'elle soit, le vainqueur soutient, avec la morgue indigne de celui qui prétend avoir toujours raison: j'ai vaincu parce j'avais raison. Ou encore, lorsque quelqu'un qui s'effondre psychologiquement devant les horreurs de la guerre et qui éprouve alors le besoin de légitimer à ses propres yeux sa lassitude de la guerre, au lieu de dire simplement que c'était précisément trop pour lui, substitue à cette explication le sentiment suivant: je ne pouvais pas supporter cela parce que j'étais contraint de combattre pour une cause moralement mauvaise. Et il en va encore de même pour le vaincu dans la guerre. Au lieu de chercher des «coupables» après une guerre, à la manière des vieilles femmes - quand c'est la structure de la société qui a produit la guerre -, l'attitude virile et austère consiste à dire à l'ennemi: «Nous avons perdu la guerre, vous l'avez gagnée. Cela est acquis. Discutons maintenant des conséquences qu'il faut en tirer, conformément aux intérêts objectifs (sachlich) qui étaient en jeu et (c'est le point principal) au regard de la responsabilité envers l'avenir, laquelle incombe avant tout aux vainqueurs.» Tout le reste est indigne et se paie. Une nation pardonne les atteintes à ses intérêts, mais non les atteintes à son honneur, d'autant moins lorsqu'elles sont inspirées par cette prétention à avoir toujours raison, digne d'un curé. Tout nouveau document exhumé après des décennies réveille les braillements indignes, la haine et la colère, au lieu que la guerre, une fois finie, soit au moins moralement enterrée. Cela n'est possible que par l'objectivité (Sachlichkeit) et la courtoisie, ce n'est possible, avant tout, que par la dignité. Ce n'est jamais possible par une «éthique» qui signifie en vérité une absence de dignité de part et d'autre. Au lieu de se soucier de ce qui concerne l'homme politique, à savoir l'avenir et la responsabilité à l'égard de l'avenir, cette éthique s'occupe de questions politiquement stériles, parce qu'indécidables, de culpabilité dans le passé. Agir ainsi, c'est commettre une faute morale en politique, s'il existe quelque chose de ce genre. On méconnaît en outre par là la falsification inévitable de tout le problème par des intérêts très matériels: les intérêts du vainqueur à un gain, moral et matériel, aussi élevé que possible, les espoirs des vaincus d'obtenir des avantages en échange de la reconnaissance de leur culpabilité. S'il est quelque chose de «vulgaire», c'est bien cela, et c'est la conséquence de ce type d'utilisation de l' «éthique» comme moyen au service de la prétention à avoir raison (Rechthabens). Mais qu'en est-il donc de la relation réelle entre éthique et politique? N'ont-elles absolument rien à voir entre elles, comme il est arrivé qu'on le dise? Ou bien est-il exact au contraire que c'est la même «éthique» qui vaut pour l'action politique comme pour toute action? On a cru parfois que ces deux affirmations constituent une alternative exclusive: l'une ou l'autre devrait être exacte. Mais est-il bien vrai qu'une éthique quelconque au monde puisse formuler des commandements de contenu identique pour les relations érotiques et commerciales, familiales et officielles, pour les relations que l'on entretient avec sa femme, sa marchande de légumes, son fils, son concurrent, son ami, un accusé? Se peut-il réellement que les exigences éthiques que l'on fait valoir à l'égard de la politique soient indifférentes au fait que celle-ci oeuvre avec un moyen très spécifique, le pouvoir, derrière lequel se tient la violence? Ne constatons-nous pas que les idéologues bolchévistes et spartakistes, précisément parce qu'ils emploient ce moyen qui est celui de la politique, produisent exactement les mêmes résultats que n'importe quel dictateur militaire? En quoi, sinon précisément par la personne des détenteurs du pouvoir et leur dilettantisme, la domination des conseils d'ouvriers et des soldats se distingue-t-elle de celle d'un quelconque détenteur du pouvoir du régime antérieur? En quoi même la polémique de la plupart des représentants de l'éthique prétendument nouvelle contre les adversaires qu'ils critiquent se distingue-t-elle de celle de n'importe quel autre démagogue? Par la noblesse de l'intention, s'entend-on répondre. Soit. Mais c'est du moyen dont il est question ici, et les adversaires contre lesquels on combat revendiquent tout aussi bien, avec une entière sincérité subjective, la noblesse de leurs intentions ultimes. «Qui s'empare de l'épée mourra par l'épée», et la lutte est toujours la lutte. Alors, l'éthique du Sermon sur la montagne? Le Sermon sur la montagne - on entend par là l'éthique absolue de l'Evangile - est une chose plus sérieuse que ne le croient ceux qui se plaisent aujourd'hui à citer ces commandements. On ne peut pas plaisanter avec lui. A lui s'applique ce qu'on a dit de la causalité dans la science: c'est un fiacre que l'on ne peut pas arrêter à sa guise pour y monter ou en descendre selon son humeur. Il faut l'accepter totalement ou pas du tout, c'est là précisément son sens, si on veut en tirer autre chose que des trivialités. Ainsi, par exemple, le jeune homme riche: «Il s'éloigna avec tristesse, car il avait de nombreux biens.» Le commandement de l'Evangile est inconditionnel et univoque: donne ce que tu as, tout, purement et simplement. L'homme politique dira: c'est là une exigence excessive, socialement absurde aussi longtemps qu'elle ne s'applique pas à tous. Donc il faut des impôts, des prélèvements, des confiscations, en un mot: la coercition et l'ordre doivent être imposés à tous. Mais ce n'est pas du tout ce qu'exige le commandement éthique, conformément à son essence. Ou encore: «Tend l'autre joue!» Sans condition, sans demander ce qui autorise l'autre à te frapper. C'est une éthique de l'indignité, sauf pour un saint. C'est bien cela: il faut être un saint en toutes choses, au moins par la volonté, il faut vivre comme Jésus, les apôtres, saint François d'Assise et ses pareils, et cette éthique fait alors sens et elle est l'expression d'une dignité. Autrement non. Car s'il est dit, en conséquence de l'éthique d'amour acosmique: «Tu ne dois pas résister au mal par la violence», la proposition qui vaut pour l'homme politique est au contraire: tu dois résister au mal par la violence, faute de quoi tu es responsable de sa propagation. Quiconque prétend agir selon l'éthique de l'Evangile, qu'il s'abstienne des grèves (car elles relèvent de la coercition) et qu'il rejoigne les syndicats jaunes. Mais qu'il ne parle surtout pas de «révolution». Car ce que cette éthique prétend enseigner n'est certainement pas que la guerre civile, précisément, serait la seule guerre légitime. Le pacifiste qui agit selon l'Evangile refusera de prendre les armes, ou bien il les déposera, comme on l'a recommandé en Allemagne, et cela à titre de devoir éthique, pour mettre fin à la guerre et par là à toute guerre. L'homme politique dira: le seul moyen sûr de discréditer la guerre pour tous les temps à venir aurait été une paix sur la base du statu quo. Car les peuples se seraient demandé: à quoi a servi la guerre? Elle aurait été rendue absurde, ce qui n'est pas possible maintenant. Car les vainqueurs - du moins une partie d'entre eux - vont en tirer des bénéfices politiques. Et le comportement qui nous a rendu impossible toute résistance est responsable de cet état de choses. Désormais, une fois passé le moment de la lassitude, c'est la paix qui sera discréditée, et non la guerre. On a là une conséquence de l'éthique absolue. Enfin, le devoir de vérité. Il est inconditionnel pour l'éthique absolue. On en a tiré les conséquences suivantes: on publiera tous les documents, avant tout les documents qui accablent notre propre pays, et, sur la base de ces publications unilatérales, on reconnaîtra notre culpabilité, unilatéralement, sans condition, sans égard aux conséquences. L'homme politique estimera que, quant au résultat, cela ne favorise pas la vérité, mais que cela l'obscurcit avec certitude du fait des abus et du déchaînement des passions. Il constatera que seul un établissement des faits systématique et multilatéral, effectué par des observateurs impartiaux, pourrait être fécond, et que toute autre démarche peut avoir, pour la nation qui procède de la sorte, des conséquences que des décennies ne suffiront pas à corriger. Mais l'éthique absolue ne s'interroge précisément pas sur les «conséquences». C'est ici que réside le point décisif. Nous devons prendre conscience que toute action d'inspiration éthique peut obéir à deux maximes profondément différentes l'une de l'autre et dont l'opposition est irréductible. Elle peut être orientée selon une «éthique de la conviction» ou selon une «éthique de la responsabilité». Non pas que l'éthique de la conviction soit identique à l'absence de responsabilité, et l'éthique de la responsabilité identique à l'absence de conviction. Il n'est naturellement pas question de cela. Mais il y a une opposition profonde entre l'action qui se règle sur la maxime de l'éthique de la conviction (en termes religieux: «le chrétien agit selon la justice, et il s'en remet à Dieu pour le résultat»), et celle qui se règle sur la maxime de l'éthique de responsabilité selon laquelle l'on doit assumer pour les conséquences (prévisibles) de son action. Vous pouvez expliquer de la manière la plus convaincante possible à un syndicaliste imbu de l'éthique de la conviction que les conséquences de son action seront d'augmenter les chances de la réaction, d'accroître l'oppression de sa classe et de freiner l'ascension de celle-ci, cela ne fera pas la moindre impression sur lui. Si les conséquences d'une action inspirée par la pure conviction sont mauvaises, le syndicaliste ne se considère pas comme responsable, mais il impute cette responsabilité au monde, à la stupidité des autres hommes ou à la volonté de Dieu qui les a faits ce qu'ils sont. Le partisan de l'éthique de la responsabilité compte au contraire précisément avec ces défauts moyens des hommes, il n'a, comme Fichte l'a justement dit, aucun droit de présupposer leur bonté et leur perfection, il ne se sent pas en état de rejeter sur d'autres les conséquences de sa propre action, dans la mesure où il pouvait les anticiper. Il demandera que ces conséquences soient imputées à son action. Le partisan de l'éthique de conviction ne se sent «responsable» que d'une chose: empêcher que ne s'éteigne la flamme de la pure conviction, par exemple la flamme de la protestation contre l'injustice de l'ordre social. Attiser toujours à nouveau cette flamme est le but de ses actions, parfaitement irrationnelles si l'on les juge du point de vue de leur résultat possible, et qui ne peuvent et ne doivent avoir qu'une valeur exemplaire. Mais le problème n'est pas encore résolu avec ce qui précède. Aucune éthique au monde ne peut éluder le fait que pour atteindre des fins qui sont «bonnes», on est obligé, dans de nombreux cas, de s'accommoder de moyens douteux ou au moins dangereux du point de vue moral, ainsi que de la possibilité, voire de la probabilité de conséquences accessoires mauvaises. Et aucune éthique au monde ne peut dire quand et dans quelle mesure la fin bonne du point de vue moral «sanctifie» les moyens et les conséquences accessoires moralement dangereux. Pour la politique, le moyen décisif est la violence, et l'étendue de la tension, au plan éthique, entre moyen et fin peut s'inférer du fait que, comme chacun sait, les socialistes révolutionnaires (tendance de Zimmerwald) se sont réclamés, déjà durant la guerre, du principe que l'on pouvait formuler de cette manière frappante: «Si nous avons à choisir entre quelques années de guerre, suivies par la révolution, et la paix maintenant, sans révolution, nous choisissons encore: quelques années de guerre!» A la question suivante: «Qu'est-ce que cette révolution peut apporter?», tout socialiste ayant reçu une formation scientifique aurait répondu qu'il ne pouvait être question d'un passage à une économie que l'on puisse nommer socialiste au sens où il l'entend, mais que se reconstituerait une économie de la bourgeoisie qui pourrait seulement éliminer les éléments féodaux et les restes de la dynastie. Et c'est pour ce modeste résultat que l'on était prêt à accepter «quelques années de guerre encore»! Il faut bien reconnaître que même quelqu'un qui possède de solides convictions socialistes pourrait rejeter une fin qui exige des moyens de ce genre. La situation est exactement la même chez les bolchéviques et les spartakistes, et en général dans toutes les espèces de socialisme révolutionnaire, et il est naturellement extrêmement ridicule d'entendre, venant de ce côté, des condamnations morales de la «politique de la violence» des hommes du régime précédent, pour avoir fait usage de ce même moyen, aussi pleinement justifié que puisse être par ailleurs le rejet de leurs buts. C'est ici, sur ce problème de la sanctification des moyens par la fin, que même l'éthique de conviction paraît devoir échouer absolument. Et de fait, d'un point de vue logique, elle n'a qu'une possibilité qui est de condamner toute action qui emploie des moyens moralement dangereux. D'un point de vue logique, disons-nous, car il est vrai que dans le monde des réalités nous ne cessons de faire l'expérience que le partisan de l'éthique de conviction se transforme soudain en prophète millénariste et que, par exemple, ceux qui prêchaient à l'instant «l'amour contre la violence» appellent à la violence au moment suivant - à la violence ultime qui instituerait un état où toute violence serait anéantie -, de même que nos militaires disaient à chaque offensive que c'était la dernière et qu'elle apporterait la victoire et donc la paix. Le partisan de l'éthique de conviction ne supporte pas l'irrationalité éthique du monde. C'est un «rationaliste» cosmo-éthique. Chacun de ceux parmi vous qui connaissent Dostoïevski se rappelle la scène du Grand Inquisiteur dans laquelle le problème est exposé de manière pertinente. Il n'est pas possible de concilier l'éthique de la conviction et l'éthique de la responsabilité ou d'émettre un décret moral précisant quelle fin doit sanctifier quel moyen, si l'on fait à ce principe en général des concessions quelconques. Mon collègue F. W. Foerster, que j'estime personnellement hautement pour la sincérité indubitable de ses convictions, mais que je récuse sans conditions comme homme politique, croit pouvoir tourner la difficulté dans son livre par la thèse simple selon laquelle: le bien ne peut engendrer que du bien, le mal que du mal. Dans ce cas, certes, toute cette discussion n'a pas de raison d'être. Il est cependant étonnant que 2 500 ans après les Upanishad une pareille thèse puisse encore voir le jour. Non seulement tout le cours de l'histoire mondiale, mais tout examen sans parti pris de l'expérience quotidienne atteste du contraire. Le développement de toutes les religions du monde repose sur le fait que c'est le contraire qui est vrai. L'antique problème de la théodicée réside bien dans la question: comment se fait-il qu'une puissance, qui est présentée en même temps comme toute-puissante et bonne, ait pu créer un monde à ce point irrationnel, où règnent la souffrance imméritée, l'injustice impunie et la stupidité irrémédiable? Elle ne peut être l'un et l'autre, ou bien ce sont de tout autres principes de compensation et de représailles qui régissent la vie, des principes que nous pouvons interpréter métaphysiquement ou encore des principes qui échappent pour toujours à notre interprétation. Ce problème, l'irrationalité éthique du monde, a été la force motrice de tout le développement des religions. La doctrine hindoue du karma et le dualisme persan, le péché originel, la prédestination et le Deus absconditus sont tous nés de cette expérience. Même les premiers chrétiens savaient très précisément que le monde est gouverné par des démons. Le savant et le politique, traduit de l'allemand par Catherine Colliot-Thélène. Copyright Editions La Découverte. Indications de lecture : |