Textes philosophiques

Alain     les métaphysiciens de la finance


    « Il n'y a pas longtemps que l'on célébrait tout ce qui est grand et que l'on se moquait de tout ce qui est petit, comme petite culture, petite industrie, petite politique. La roue a tourné, et même très vite. Les grandes entreprises font maintenant leurs comptes, où le million est l'unité. Il est clair que les hommes les plus familiers avec ce genre d'affaires tâtonnent dans cette transparence. Certes il n'est pas facile de débrouiller toutes les causes de cette grande faillite. Sans doute il y a une proportion entre la structure du corps humain, qui n'a pas changé, et l'étendue des affaires qu'un homme peut réellement diriger. Un entrepreneur connaît son chantier ; un paysan fait la revue de ses champs et de ses chemins en une matinée ; une hôtelière, avant de s'endormir, fait défiler en son esprit ses verres, ses serviettes et ses draps. Je soupçonne que les choses sont le seul objet possible pour nos pensées. C'est alors que s'exercent la prudence et la prévision. C'est alors que le fameux oeil du maître juge et décide. Mais l'abrégé nous perd. Nous ne sommes pas bâtis pour un certain degré de calcul abstrait, ni pour une grandeur ou petitesse quelconque de l'unité. Milliards d'atomes inclus dans une parcelle microscopique, ou distances stellaires mesurées en années-lumière, cela n'est pas à notre mesure. Le tout simple chiffre, et tout menu, qui exprime ces immenses différences, n'a pas assez d'angles résistants ni d'épines ; il ne dit rien, parce qu'il ne parle pas aux sens comme il parle à l'esprit. Le million en chiffres n'avertit pas ; il ne pèse guère. Par cette disproportion, l'homme se trouve promu métaphysicien ; il ne sait plus ce qu'il dit. Du moins je suis ainsi fait. Il me faut l'exemple ; il me faut la chose, et même dans la main.

    Une femme qui coud sait ce qu'elle fait ; un menuisier qui varlope sait ce qu'il fait. La chose se défend et redresse l'erreur ; elle parle aux yeux et aux doigts. L'électricien qui donne le courant à des charrues électriques qu'il ne voit pas, sait déjà moins ce qu'il fait ; il agit par signes et par règle de signes. Il ne saisit plus sous ses doigts la relation entre un geste simple et d'immenses effets. De la même manière un officier d'état-major donnait par téléphone un ordre raisonnable sur le papier, absurde dans le fait ; c'est qu'il ne voyait point la boue, les réseaux, l'état réel des travaux préparatoires. Il pensait en algébriste, construisant sur des suppositions bien nettoyées. Ici, par les hasards, par l'élasticité tâtonnant des hommes, et aussi parce que l'ennemi était un autre algébriste, l'erreur ne se montrait pas toujours tout de suite ; sans compter que les rapports apprenaient bien vite à ne dire que ce qui plairait. Ainsi, le chef était comme aveugle aux choses, dans sa chambre de signes.


     Je suppose qu'il se produit quelque chose d'analogue lorsqu'un homme dirige de son cabinet une centaine d'immenses affaires, dont chacun est déjà trop étendue pour que l'oeil du maître puisse la saisir. Ce n'est pas que l'opinion puisse jamais régner sur les affaires ; il n'y a d'affaires, finalement, que de chaussures, de bas de soie, de drap, de papier, et choses de ce genre, qui plaisent ou ne plaisent pas, sont nécessaires ou inutiles, se vendent ou ne se vendent pas. Mais l'opinion peut régner longtemps ; et si l'on croit, ou si l'on fait croire, qu'une affaire est bonne, les effets peuvent donner raison à l'opinion, dans la chambre des signes. Et remarquez qu'il y a aussi des signes de signes, dans une chambre des signes encore plus abstraite qui est celle du banquier. On comprend qu'ici tout est clair d'apparence, si seulement l'on sait compter, mais en réalité tout à fait obscur et comme opaque, par l'absence des choses fabriquées auxquelles se termine toute la richesse possible. Ainsi l'esprit n'est nullement averti, et la catastrophe prend un étrange aspect, comme d'un orage de signes.


Heureux les métaphysiciens de philosophie et de physique ; car s'ils se trompent, cela est sans conséquence ; il leur est bien facile de l'ignorer ; l'expérience est complaisante. Les métaphysiciens de finance sont moins bien placés ; le petit boutiquier, le petit artisan, le petit rentier sont au bout du fil ; et ils ne sont point dans une situation à tout croire, car il y a l'impôt et le chômage, qui sont des suites trop réelles de la métaphysique financière. On ne joue pas avec les besoins. C'est toujours l'économique qui nous rend sages. Quelles folles idées nous formons, sur l'univers, sur les dieux, et sur nous-mêmes, dès que l'erreur n'a pas pour conséquence la faim. »

Propos, Août 1931.

Indications de lecture :

Voir la leçon La sphère de la finance in Philosophie de l'économie.

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