Leçon 167.  La sphère de la finance     

    Pour la plupart d’entre nous, le domaine de la finance est très nébuleux. C’est devenu un tel imbroglio qu’il vaut mieux dire franchement que nous n’y comprenons rien. L’admettre, c’est au moins commencer à se poser des questions. Autant aborder le problème avec une certaine naïveté, comme Socrate, pour exiger ensuite des éclaircissements satisfaisants.  

    Qu’est-ce qui fait que la question est si confuse ? La finance repose sur la monnaie. Or déjà la notion de monnaie n’est pas claire. D’un côté en effet, ce que nous utilisons dans nos billets de banque est étrangement abstrait. Un billet, c’est du papier. Une page de magazine de mode, vaut en général plus cher à l’impression qu’un billet de banque. Nous savons tous que le billet ne vaut que parce qu’il représente une certaine somme d’argent. On se sécurisait autrefois en pensant que la liasse peut être convertie en lingots d’or. Mais en fait l’idée est archaïque. L’or n’est pas un référent absolu.  (R) Il est lui-même évalué. Dans la sphère de la finance aujourd’hui les mécanismes de régulation de la monnaie sont complètement opaques. Il est très difficile de répondre à la question de savoir ce que « vaut » un billet.

    D’un autre côté, pour la plupart des gens, l’argent c’est très concret. Pour dire tout haut ce beaucoup pensent tout bas : « l’argent, c’est la valeur suprême, le moteur qui mène le monde. Il y a ceux qui ont réussi, qui ont beaucoup d’argent et qui peuvent se payer une vie de luxe, de facilité. Et puis, il y a le loser, celui qui n’a pas d’argent et qui vit dans la misère. Bref, avec l’argent, on peut tout avoir et sans argent on n’est rien ». (!) Là, on est plus dans l’abstraction. Comment en effet, la valeur la plus matérielle pourrait-elle être une abstraction ?

    La question deviendrait nettement plus claire si nous disions que l’argent n’est qu’un intermédiaire de l’échange entre des biens et des services équivalents. Comme le troc est malcommode, il est plus facile de déterminer le rapport entre la paire de sandales et la cagette de salades par un chiffre et d’utiliser une monnaie pour faire la transaction. C’est de bon sens. Mais c’est justement raisonner en éliminant la sphère de la finance telle qu’elle opère dans le monde, se placer dans l’idéal et pas dans les faits. Ce qui ne nous aide toujours pas à comprendre. Il faut donc reprendre le problème à neuf. Quelle est la place de la sphère de la finance dans l’échange ?   

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A. Le concept de monnaie

    Commençons pas clarifier l’idée de monnaie. Si les hommes utilisent de la monnaie, c’est parce qu’ils échangent entre eux. La monnaie sans échange n’a aucun sens. Elle est là pour faciliter l’échange en permettant de transformer la valeur qualitative d’un objet, d’un service, en une valeur quantitative ; de sorte que deux individus puissent échanger de manière plus rationnelle des objets de nature différente ce que chacun d’entre eux est capable de produire ou de créer.

     1) La première idée de monnaie a un rapport étroit avec la fluidité de l’échange, nous pourrions même dire : la circulation de la Vie. La seconde idée est indépendante : elle introduit le concept d’un calcul de l’intellect pour établir un rapport. Nous ne pouvons pas accuser ici l’argent d’être un facteur de corruption. Même dans le troc l’échange peut être très injuste, s’il y a une très grande disproportion entre ce qui est échangé, ce qui reviendrait à une escroquerie manifeste. Non, on ne peut pas dire une salade = une paire de sandale ! Ce n’est pas juste ! La proportion n’est pas respectée (texte). Notons, comme l’avait bien compris les grecs, que le premier concept de justice se situe bien dans les choses et est associé avec l’égalité proportionnelle. La troisième idée, c’est qu’il faut faire correspondre un nombre à chaque élément de l’échange, ce qui évitera le flottement du qualitatif et fera passer l’échange dans le domaine économique. De cette manière, l’idée de proportionnalité devient plus précise. La quatrième idée, c’est qu’il devient nécessaire d’admettre au sein de la conscience collective, la convention par laquelle les hommes accepteront l’usage d’une monnaie qui matérialisera l’évaluation mathématique. La reconnaissance de la valeur de la monnaie est purement conventionnelle. On peut parler de contrat implicite en un sens. Nous avons vu précédemment pourquoi la société humaine était conventionnelle, ce qui voulait dire qu’elle n’est pas naturelle, mais fondée sur le langage.  (texte) Nous pouvons dire dans le même sens que l’argent est conventionnel et donc artificiel. On peut utiliser n’importe quel support à cette fin. Si le rapport entre la paire de sandale et la salade est de 150, donnons à l’artisan 150 coquillages, ou 150 grains de sel ou 150 rondelles de cuivre, ou des rectangles de papier avec marqué « 100 », « 50 ». C’est une question de convention passée entre nous. Il est même possible de conserver en externe les rectangles de papier appelés « billets » et en interne (au village) de garder les grains de sel pour les services mutuels que se rendent les gens. Pas de problème. Ce sera aussi fonctionnel. Notons le langage : on parle de monnaie fiduciaire, (du latin fides, la confiance). En anglais, on dit fiat money, « monnaie décrétée ». L’ancien assignat n’a que la valeur qu’on lui assigne. (document) Aristote faisait dériver nomisma, la monnaie, de nomos, la loi.

    ---------------Là où les choses se corsent, c’est au moment où on commençe à marquer une séparation, en considérant la valeur complètement indépendamment de l’échange sur lequel elle a été fondée. Au point de départ de l’usage de la monnaie, un crédit est supposé qui porte potentiellement la dette de quelqu’un d’autre. C’est dans l’intrication collective de l’échange que la monnaie fonctionne.

    Dans ces conditions, l’argent peut devenir un instrument de pouvoir, puisqu’il représente une relation d’obligation entre individus. Historiquement, le pouvoir politique s’est très vite arrogé le droit de battre la monnaie. La symbolique du pouvoir s’est retrouvée sur l’effigie des pièces de monnaie : celle du roi, de l’empereur etc. Cependant, la crédibilité de la monnaie ne peut pas venir de l’argument d’autorité. Il faut qu’elle soit garantie. D’où l’idée simple d’une correspondance avec un équivalent de métal précieux. La contrepartie or. Historiquement, seules les banques reçurent le privilège d’émettre des billets. La Banque centrale sous Napoléon devait posséder pour chacun des billets émis la garantie or correspondante. Nous avons vu que par définition l’État possède le monopole de la législation sur son territoire. L’État apportait sa caution d’autorité à la monnaie. Or à partir du moment où l’État possédait le monopole du contrôle de l’argent, il devenait possible de se passer de la garantie or, ce qui permettait aux États d’émettre plus de monnaie que ne l'autorisait la contrepartie physique en métaux précieux déposée dans les banques centrales. Seulement, dans le contexte actuel, il faut bien comprendre que dans les pays développés, les États sont en fait dépossédés du pouvoir monétaire ! Ce sont les banques centrales qui se chargent de la régulation de la monnaie. Nous allons devoir suivre cette piste plus loin.

     2) Les distinctions fondamentales ne datent pas de la période moderne, elles apparaissent très tôt dans la pensée économique chez Aristote. Aristote explique en effet que la monnaie n’est pas la condition de l’échange, car celui-ci existe avant la monnaie dans le troc. Pourtant c’est « par nécessité » que les hommes sont passés du troc à la monnaie. Elle est en effet un méson, un milieu intermédiaire pour l’échange. Le lien avec son caractère conventionnel est facile à repérer. Aristote appelle symbole le signe linguistique. Or, justement, le symbolon, était à l’origine une pièce de monnaie cassée en deux, que se partageaient deux amis, ce qui permettait d’avoir un moyen de reconnaissance pour ne pas avoir affaire à un étranger. Le signe linguistique est conventionnel. La monnaie l’est aussi. Elle est un simple moyen de convertir dans l’échange une chose en une autre. Ainsi, le langage, comme la monnaie, ont une fonction de lien permettant d’orchestrer l’échange de différences, dans le contexte qui leur est propre. Mais ce qui est plus spécifique de la monnaie, c’est d’être aussi métron, une mesure. Elle permet d’exprimer le rapport réciproque de produits, sur le plan des choses. D’un point de vue qualitatif, il existe une hétérogénéité complète dans le réel, ce qui rend les choses incomparables les unes aux autres, ou encore, incommensurables. L’évaluation économique suspend l’hétérogénéité, et elle applique une proportion arithmétique ; ce qui fait qu’en définitive, une chose devient exprimable dans une autre. « Appelons par exemple une maison A, dix mines B, un lit L. Alors A est moitié de B si la maison vaut cinq mines, autrement dit est égale à cinq mines, et le lit est la dixième partie de B : on voit tout de suite combien de lits équivalent à une maison, à savoir cinq ». La monnaie permet de transformer la qualité en quantité et ainsi de la rendre numéraire. Toutefois, il faut se garder de tout fétichisme de la monnaie. De même que le nombre n’est pas les choses qu’il permet de compter, la monnaie n’est pas la valeur de ce qu’elle évalue, elle n’en n’est que l’expression. En bref, la monnaie n’a pas de valeur en elle-même. Elle ne fait que représenter la valeur. On peut dire que la monnaie est mesure de toutes choses, mais à condition de ne pas se laisser abuser par la représentation : à condition de ne jamais oublier que cette mesure, elle ne fait que la recevoir et la redéployer dans l’échange.

    Il faut rester les pieds dans le réel. Dans l’échange, les choses, les œuvres, les marchandises, ne s’évaporent pas pour se transformer en monnaie. Pour en exprimer la raison dans un couple de concepts aristotélicien, on dit que la chose n’est qu’en puissance (R) dans son prix. Elle n’existe en acte qu’en elle-même de par sa nature propre. Le prix c’est du virtuel, pas du réel. Le réel, c’est la nature de la chose dans sa donation qualitative. Aussi pouvons-nous apprécier infiniment la richesse du monde sensible qui nous est offert, tout en gardant conscience que sur le plan sensible et vivant, les choses n’ont pas de prix. Il y a même des cas où la nature véritable d’une chose ne peut pas être virtualisée sous la forme d’un prix. L’exemple que donne Aristote est celui de la Connaissance. « Science et richesse n’ont pas de commune mesure ». La Connaissance a une si haute valeur qu’elle n’a pas de prix. Souvenons-nous de la différence d’attitude entre Socrate et les sophistes sur la question de faire payer l’éducation. En ce qui concerne l’Enseignement, un prix payé, n’importe lequel, serait de toutes façons injuste, puisque les termes échangés seraient de très loin incommensurables. C’est pourquoi il est nécessaire, pour comprendre ce type d’échange, de quitter le terrain strictement économique pour se placer sur celui du don. Le don est la seule manière de rendre justice à une valeur au sens le plus élevé du terme.

    Aristote donc ne condamne pas la monnaie, il en justifie la nécessité, de même, il ne condamne pas non plus le commerce dont il justifie aussi la nécessité. Ce sur quoi il insiste, c’est le fait que la valeur réside avant tout dans l’œuvre. Le commerçant qui prend le risque d’acheminer par mer une cargaison de blé de Sicile vers le Pirée doit être considéré comme producteur d’une œuvre, ergon, au même titre que le maçon et le cordonnier, pris comme exemples dans les textes. Notons aussi que le terme d’ergon, œuvre, ne désigne pas ici seulement une chose, la sandale ou la maison, mais aussi un service. Ainsi le médecin qui contribue à la santé produit une œuvre (on dirait aujourd'hui de la valeur). Il est même dans une position idéale dans l’échange social, (cf. Ethique à Nicomaque texte) car nous pouvons tout à fait parler d’échange de services entre médecin et paysan. De même, nous ne saurions concevoir dans un monde ouvert un isolement complet des Cités et Aristote, tout en gardant à l'esprit l'idéal de l'autarcie, admet aussi clairement l’importance du commerce extérieur.

    Où la position d’Aristote devient critique, c’est précisément sur la possibilité que naisse dans l’échange une forme d’activité qui ne soit plus une œuvre, qui ne produise rien et n’offre pas non plus de réel service, mais se contente d’acheter bon marché et de revendre plus cher. A côté du commerce sain, fondé sur le plan des choses, qui distribue de la prospérité, il y a une forme de commerce suspecte exclusivement fondée sur l’argent.

B. De l’art d’acquérir

    Continuons avec Aristote. Nous venons de voir que la monnaie a une nécessité ainsi que le commerce et par là, que l’économie a sa justification. Si l’argent fait difficulté, ce n’est pas parce que la monnaie pervertit l’économie, ni, comme le dit Baudelaire, que le commerce est mauvais, (texte) mais parce qu’il existe un certain usage de la monnaie qui s’éloigne dangereusement de ce pourquoi elle a été inventée. Dans ce qui suit, nous allons reprendre les analyses de Gilbert Romeyer-Derbey dans Les Choses-mêmes.

 Le terme de chrèmastikè est employé par Aristote pour désigner l’art d’acquérir. Celui-ci a deux aspects : a) l’art d’acquérir naturel et b) l’art d’acquérir anti-naturel. On a dit aussi bonne chrématistique/mauvaise chrématistique. Il faut avouer que les commentateurs chrétiens d’Aristote, dont St Thomas d’Aquin, ne se sont pas privés de moraliser la question de l’argent et en particulier de condamner l’usure. Nous avons vu que les Évangiles contiennent des sentences très sévères contre l’argent. Cependant, pour les besoins de la compréhension, il vaut mieux éviter d’introduire une dualité moralisante et plutôt examiner les faits dans leur complexité, en conservant une neutralité.

    1) Qu’est-ce que l’art d’acquérir naturel ? Acquérir, c’est acheter quelque chose, nous parlons d’un « bien acquis » par exemple, pour un appartement au bord de la mer. Nous avons vu que la monnaie mesure tout, mais qu’elle ne fait transporter (texte) une valeur qui n’est pas la sienne. Qu’est-ce donc que la valeur sous-jacente à l’échange ? La réponse est claire : celle qui est inscrite dans les besoins. La circulation de la monnaie cache et recouvre les besoins dont elle est le représentant. Ce sont les besoins qui réunissent les hommes dans la Cité et ce sont aussi les besoins qui sont à l’origine de la division du travail. Je ne peux pas tout faire moi-même. Ce qu’un homme réalise avec excellence, il peut le partager avec ce qu’un autre réalise aussi avec excellence. Quoi de plus enrichissant que l’échange de compétences ? Le boulanger échange avec le coiffeur, le plombier, l’éducateur, etc. chacun apporte satisfaction à un besoin, ce qui contribue à la cohésion de la société et devient source de richesse. Aristote explique très nettement qu’un être qui pourrait se soustraire à la contrainte des besoins, sortirait de la société et quitterait le circuit économique. C’est le cas des dieux. Les dieux symbolisent la plénitude des puissances de la Nature. Les dieux n’ont pas à former de société, car ils n’ont pas de besoins. Aristote ironise en disant qu’il serait ridicule d’imaginer les dieux passant des contrats et disposant de monnaie ! A l’inverse, les hommes ne sont pas à l’abri du besoin et ils s’en préservent justement en s’épaulant les uns les autres dans l’échange. C’est ce qui rend compte de leur dépendance réciproque en société. Une culture peut à la limite tolérer que certains de ses membres se dégagent du lien social. C’est par exemple le cas en Inde des sannyasis, les ascètes errants. On admet qu’après une vie sociale bien remplie, un homme puisse se retirer pour se consacrer à une vie religieuse. Il n’en reste pas moins que le lien social ne disparaît jamais, c’est encore la société qui doit nourrir les ascètes, mais aussi les pauvres et les mendiants. Aucun humain ne peut quitter l’humanité.

    ---------------Maintenant, il y a un point clé que nous devons assimiler, puisque le besoin est au fondement de l’échange, il suffit d’une modification dans la sphère des besoins pour qu’il y ait automatiquement un changement dans la sphère de l’échange.  Si nous prenions le parti d’adopter la simplicité volontaire dans notre manière de vivre, il s’ensuivrait aussitôt une réorganisation complète des échanges. Dans ce qui précède, nous pourrions être tentés d’identifier le système des besoins à la loi de l’offre et de la demande. Mais c’est une erreur. Il ne faut pas confondre besoin et demande. La demande sur le marché est dans son contenu indéterminée. En gros, elle peut être demande de n’importe quoi. A l’inverse, le besoin lui est limité parce qu’il se rattache à la nature. Pour autant qu’il se rattache à une existence inscrite dans la nature humaine, le besoin est spécifique et il peut même servir de norme et de mesure. Et c’est là que nous commençons à comprendre la formule : « art d’acquérir naturel ». Aristote estime que le marché doit être orienté dans la direction d’un besoin social qui reste naturel. Sans cela, le risque encouru, c’est que ce ne soit plus le besoin qui soit un référent, mais le désir. Le désir, dans le langage d’Aristote, c’est le flottement de l’indéfini, là où il n’y a plus ni mesure ni limite. L’homme des désirs, c’est un homme qui perd le sens de la mesure et le sens des limites, c’est l’homme vital, c’est Calliclès. C’est celui dont Platon dit qu’il est comme un tonneau percé, que l’on ne peut jamais remplir, car il reste à jamais inassouvi. (texte) Dans sa rage forcenée d’avoir plus, de toujours plus consommer, il ne voit pas qu’il est en quête de l’illusion d’une satisfaction possible dans le futur. A l’inverse, les besoins se reconnaissent dans le présent, ils ont une limite naturelle et une mesure. D’où l’importance chez Épicure, du fait de ne pas perdre de vue le corps. D’autre part, si l’usage de la monnaie est né des besoins, il doit rester lié au besoin et s’achever en lui : l’argent est fait pour être dépensé en biens réels et, comme nous le disions plus haut dans les leçons, la richesse est de ce fait concrète. L’homme riche est celui qui sait s’entourer de beauté et qui a le sens du raffinement.

     2) Que veut donc dire l’expression art d’acquérir anti-naturel ? L’accent mis sur les besoins implique que l’acquisition naturelle privilégie la valeur d’usage des choses sur la valeur d’échange. C’est l’exemple de la sandale acquise pour la marche, du fromage acheté pour être dégusté avec du pain de seigle. Cependant, nous savons que le fait même de vendre et d’acheter, fait apparaître une valeur d’échange. Il est possible de ne chercher dans la transaction que l’accroissement de la valeur d’échange au point de négliger la valeur d’usage. (texte) Si la valeur d’usage respecte la chose pour ce qu’elle est et se traduit par une idée concrète de la richesse, la valeur d’échange, elle, fait de la chose une simple marchandise, dont l’utilité est seconde par rapport à sa valeur sur le marché. Ce déplacement subtil produit un nouveau concept de richesse qui  consiste à identifier la richesse à la monnaie elle-même. Bref : l’argent se transforme en capital. Du coup, et c’est un changement prodigieux, la monnaie, qui jouait auparavant le rôle d’intermédiaire dans l’échange, devient la finalité de l’échange, le terme vers lequel celui-ci se dirige ; et c’est la marchandise qui devient un intermédiaire. A la limite peut importe ce que l’on vend, puisque que tout ce qui compte, c’est de faire de l’argent ! Si dans l’échange naturel l’argent est effectivement dépensé, dans l’échange anti-naturel, l’argent est en réalité seulement avancé, car la marchandise ne sert qu’à transporter la valeur d’une main à l’autre pour l’accroître. La finalité, c’est amasser, amasser encore et encore de l’argent en utilisant la circulation des biens comme véhicule. Ainsi, dans un monde dominé par l’échange anti-naturel, c’est l’argent qui prend l’initiative de la relation d’échange. Par conséquent, puisque l’argent est à la fois le point de départ et le point d’arrivée de l’échange (ce que Marx explique en détail), il devient omniprésent. Tout devient marchandise. Le monde est marchandisable, comme les hommes et leur travail et la Nature elle-même est à vendre.

    Pour Aristote, ici le contraire de « par nature », c’est « par force ». La chrématistique, comme acquisition anti-naturelle, violente l’échange naturel. Mais ce n’est pas une violence directe, mais une violence subtile. Sa perversion consiste à introduire en lieu et place de l’économie naturelle, une économie « forcée » exactement dans le sens où nous parlons aujourd’hui de culture ou d’élevage "forcés".  Si nous forçons l’élevage ou la culture, c’est à partir de la première violence contenue dans le rôle désormais dévolu à l’argent. (texte) Ce qu’Aristote avait déjà génialement compris, c’est la duperie contenue dans l’irruption au premier plan de cette représentation qu’est la monnaie. Dans l’échange chrématistique, en passant d’une main à l’autre, il semble à première vue, que la valeur « augmente ». En apparence, il y a de plus en plus de richesse. Or cet accroissement n’est qu’une illusion, parce qu’il n’a pas lieu réellement, mais seulement dans la circulation de  l’argent. Il n’accroît pas les biens, il ne fait que les faire passer d’une poche dans une autre. La plus-value réalisée n’est pas naturelle et elle est pratiquée par les uns aux dépends des autres, sans égards ni aux choses, ni aux besoins. Plus grave encore, à partir du moment où l’argent en vient à usurper une position qui n’est pas la sienne et que la seule finalité de l’échange est de l’accroître de manière artificielle :

    a) Il y a indifférence éthique au contenu de ce qui est vendu. C’est un adage du marketing, « un bon vendeur vendrait n’importe quoi !» : des voitures, de la lessive… ou des bombes. b) Dans le principe, avant de supposer un contexte industriel pour la production de masse, il y a déjà avantage à créer et à multiplier des faux besoins. Le concept de faux besoin n’est pas né à l’ère industrielle et il correspond en fait à un faux désir. c) Le concept d’usage est altéré. Dans l’acquisition naturelle, on use de quelque chose, mais dans l’accroissement de la satisfaction. Mais avec l’introduction de l’acquisition anti-naturelle, l’homme du profit, c’est l’usurier, et la pratique de l’usure entraîne une déperdition de substance dans l’échange. Autant du côté du sujet que de l’objet. Exploitation et dans la foulée, chez le consommateur user devient abuser. Ce qui compte dans la consommation c’est le nombre de produits usagés qu’elle laisse derrière elle. Cette conséquence ne peut certes se développer que dans un contexte de production de masse, mais elle est en puissance dans l’échange chrématistique qui n’est plus un rapport vivant aux choses. Le consommer-jeter dans sa vulgarité malpropre, n’est que la traduction d’une mentalité dans laquelle l’idée de richesse n’est qu’une accumulation d’argent.

     Nous voyons donc que contrairement à ce que nous pourrions penser, la recherche du profit et le concept de capitalisme qui va avec, ne doivent pas être pensés seulement de manière historique, en relation avec la technique lors de la révolution industrielle. Si l’enjeu était déjà présent chez Aristote, c’est qu’à la racine, il repose sur des choix humains inséparables de l’éthique.

C. Le concept de spéculation

    Quelques remarques avant de poursuivre. Le terme de « spéculation » est un mot qui est employé avec une pointe de dédain par l’homme de peu de culture pour désigner le travail des philosophes. « La philosophie ce n’est que des spéculations » ! Ce qui est sous-entendu, c’est que les gens pratiques, ceux qui sont dans le monde des affaires, eux ne spéculent pas, ils sont dans le réel ! (cf. Alain texte) Or l’ironie, c’est que justement, le monde des affaires, de la finance, c’est évidemment celui de la spéculation !!

    1) Ce n’est bien sûr pas un hasard si le même mot est employé dans des contextes qui semblent opposés. Dans la Critique de la Raison pure, Kant attaque la spéculation sur l’argument ontologique, arguant qu’on ne devient pas plus riche en idées en spéculant sur le concept de Dieu, qu’un commerçant le deviendrait en ajoutant quelques zéros à son livre de caisse ! Selon Kant, le tort de la spéculation, c’est de prétendre pouvoir se passer du contact avec l’expérience. Si la spéculation peut bâtir de remarquables cathédrales conceptuelles, il ne faut cependant pas oublier qu’elle n’est jamais qu’une représentation. Or la représentation n’est pas la réalité, à la limite, un concept n’est qu’un panneau indicateur vers le réel. Rien de plus. Rien de moins. L’illusion, ce serait de prendre le concept pour le réel, l’illusion ce serait de réifier des concepts en lieu et place de la réalité. Croire, parce que l’on « pense » le concept d’amour, que l’on aime et que l’on sait aimer, comme Kierkegaard le reproche à Hegel. La pensée spéculative en philosophie, est cependant gouvernée par une logique visant une connaissance métaphysique de l’Être. A la différence, dans la sphère de la finance, elle est gouvernée par une logique de l’accroissement du profit

    Nous avons vu que la critique que Michel Henry propose du communisme est d’avoir réifié des concepts et même d’avoir monté un hyperationnalisme, en oubliant l’individu vivant. Attendre de la « société », de la « classe », du « système », « des lois économiques », etc. le salut, c’est se laisser piéger par des abstractions, et finalement démissionner de tout engagement, de tout travail, de toute responsabilité et de toute action en laissant faire le « système ». (texte) Mais ce sont les individus vivants qui travaillent et agissent, ce sont les individus vivants qui ont des besoins, qui souffrent et aspirent à une existence plus digne et plus élevée. Or ce qui importe ce n’est pas le système économique en tant que tel, mais les individus vivants, la planète vivante, ce qui importe, ce sont les ressources de la Terre : le monde de la vie, car c’est là précisément que la vie réside et non dans les abstractions qui servent à la penser.

     Nous pourrions alors à juste titre nous demander si dans le système de la finance, le spéculateur ne jongle pas avec de pures abstractions détachées de la vie réelle. Si par une étrange fascination, nous en venions à prendre l’abstraction économique pour la réalité, nous succomberions alors à une illusion. Une illusion collective qui est assise dans des institutions, qui est propagée, surmultipliée, qui est capable de gouverner la totalité de nos modes de penser et d’agir. Dans ce registre, la disparition de l’intelligence de la vie signifierait son remplacement dans nos mentalités par le spéculatif pur et dur… l’économisme ! L’implication possible - qui est peut être le péril dans lequel nous nous trouvons - c’est que le monde de la finance se détache complètement du monde de la vie et en vienne à ne plus obéir qu’à ses propres lois.

     2) Qu’est-ce que la spéculation financière ? Une opération technique qui consiste à anticiper sur l’avenir en prenant des décisions pour tirer un bénéfice de la variation du cours soit d’un certain nombre de titres, ou directement des variations des monnaies. Les titres sont des placements, des actifs immobiliers, des créances ou des contrats dérivés. Les monnaies sont les devises qui ont cour dans différents États. Le trading consiste à acheter le support financier quand il se trouve à un prix faible, pour le revendre quand le cours a monté, ce qui permet d’empocher la différence en bénéfice direct. Il s’agit donc d’un calcul portant sur la temporalité du futur, enveloppant prévision et anticipation. C’est une sorte de pari qui comporte des risques, puisque les cours peuvent aussi bien monter que descendre et même parfois s’effondrer brutalement. (texte)

     L’analogie (R) avec la table de jeu du casino est correcte, sauf qu’en Bourse, les effets de hasards sont moindres. Un certain nombre de processus à l’œuvre dans le marché sont prévisibles. Mais l'excitation émotionnelle est la même. Dans une leçon précédente, nous avons vu que le joueur au casino vit dans un monde à part, et en cas d’addiction, il devient très déconnecté de la vie concrète.  De la même manière, il est tout à fait possible de dire que le monde de la finance est un monde à part, avec sa logique, ses codes, son langage, très loin de la vie concrète, des désirs, des aspirations, des besoins humains. Dans un cas comme dans l’autre, c’est un univers mental. Le jeu de la spéculation est d’autant plus déconnecté du réel, qu’il se développe dans un milieu fermé, dans les couloirs de la Bourse et que ses manipulations s’effectuent par de simples des jeux d’écriture informatique. Par rapport à ce qu’Aristote disait de l’art d’acquérir non-naturel, du commerce usurier, le monde financier se situe à un degré d’abstraction tel, que nous pourrions dire qu’en lui la pensée calculatrice s’évade du réel dans une pure virtualité.

    Ce qui veut dire ? Pour examiner avec plus détail cette question, faisons un détour par un ’un petit conte :

« Il était une fois dans un royaume un orfèvre qui tenait officine dans la rue principale de la capitale d’un royaume. Les temps n’étaient pas très sûrs. De peur d’être volés, les gens venaient déposer chez lui leur or et ils recevaient en retour un reçu de celui qui était donc devenu le banquier du royaume. Peu à peu, les gens se rendirent compte qu’au lieu de payer en or leurs transactions, ils pouvaient aussi bien s’échanger entre eux les reçus émis par l’orfèvre. Ainsi, celui qui devenait propriétaire d’un reçu, devenait propriétaire du montant inscrit sur le reçu. Moralement, il était entendu qu’à tout moment, il pouvait convertir le papier en or. Rien que de tout à fait correct jusque là. Seulement, comme les gens préféraient s’échanger entre eux les reçus, très peu venaient chercher de l’or. Pour une personne qui venait réclamer son or, dix ne venaient pas.... Le banquier malin, réalisa alors qu’il était possible d’émettre sans aucun risque dix fois plus de reçus qu’il n’avait en réalité dans son coffre sous la forme d’or. Tant qu’une proportion de dix personnes sur onze ne se présentait pas chez lui pour réclamer son or, tout pouvait continuer pour le mieux. Le banquier fit donc de grands profits en jouant sur son rôle d’intermédiaire. Si par contre un jour plus de dix personnes sur onze venaient à se présenter au guichet, alors là tout son système s’écroulerait et sa fraude serait dévoilée... ». (article) (doc)

     En fait, (doc) ce n’est pas un conte! C’est une pratique qui remonte au Moyen Age et qui a court aujourd’hui dans des proportions bien plus élevées. Cela s’appelle crédit par création monétaire. Ce n’est pas de la "fraude", mais un "principe de fonctionnement". On cite le chiffre selon lequel les banques prêtent 70 fois plus d’argent qu’elles en ont en réalité. Dès le début, le reçu était déjà une virtualisation de la valeur de l’or, mais il est possible d’aller plus loin. La virtualisation aujourd’hui devient un transfert de chiffres d’un compte à un autre, un jeu d’écriture numérique et c’est tout. D’où le terme monnaie scripturale. (doc) On imagine mal une situation dans laquelle tout le monde viendrait retirer son argent, mais le risque du banquier subsiste. Comment fait-il pour s’en protéger ? Sa méthode consiste à fidéliser ses clients sur le long terme de manière à ce qu’ils laissent leur argent en banque. Le banquier va alors leur proposer pour cela des placements et des obligations avec un taux d’intérêt élevé. Jusqu’à une période assez récente, le politique gardait un contrôle sur l’économie. Ce sont les gouvernements qui se portaient garants des risques de banqueroute et ce sont eux qui décidaient de faire tourner la planche à billets. (doc) Un contrôle existait, jusqu’à une période récente, les banques devaient détenir une réserve… d’au moins 4% en argent liquide ! mais l’indépendance du système financier s’est développée partout. L’économie a pris le pas sur la politique.

     3) Et que se passerait-il en cas de crise ? On décrit la spéculation en général, y compris dans les sciences, comme un échafaudage de concepts qui peut toujours s’effondrer au contact du réel. (doc) De la même manière, la sphère de la spéculation financière, si elle ne jouit que d’une autonomie fictive, ne peut-elle se faire rappeler à l’ordre par la réalité ? Si le joueur au casino peut sortir effondré  le jeu spéculatif qui consiste en échafaudage de concepts » sous la forme de montages financiers, liés les uns aux autres, se soutenant les uns les autres peu aussi s'effondrer. Avec quelles conséquences? Si toute l'économie est liée à la bourse, le risque est mondialisé et comme en plus, la cotation  est en continu, le château de cartes pourrait se casser la figure. Nous savons que la spéculation ne peut pas se dissocier de l’économie elle-même, puisqu’elle joue avec le sang de l’économie, la monnaie. Léconomie par essence est systémique. Aucun de ses processus ne peut arbitrairement être isolé. La réalité économique forme donc un système n’échappant pas aux lois de l’énergie de sytèmes.

    Nous savons qu’il existe dans tout système physique deux types de rétroactions en boucles, ou feedback.

    - Le premier type de feedback, dit négatif, repose sur la régulation et la stabilité (rétablissement d’équilibre et auto-conservation). Nous avons vu l’exemple du thermostat d’un four ramenant constamment le système vers son équilibre. Il en existe de très nombreuses illustrations en biologie, en écologie et dans la théorie des climats. Les économistes ont de leur côté cherché des applications de ce principe. Ils ont essayé d’interpréter la loi de l’offre et de la demande sur le marché, comme une forme de feedback entretenant l’équilibre du système. Appliqué à la spéculation : certains économistes estiment qu’il faut distinguer deux types de spéculateurs. Les professionnels agissent en stabilisant le marché. Ils achètent lorsque les prix sont bas et donc font monter les cours. Ils vendent lorsque les prix sont hauts, ce qui fait baisser les cours. Les amateurs sont plus nombreux et mal informés. Ils peuvent se tromper et agir à contre-courant. Cependant, ils ne peuvent pas le faire en permanence, car ils seront rapidement ruinés et donc évincés du marché. Ne « survivent » donc que ceux dont les influences sont en moyenne stabilisantes : les « spéculateurs avisés » (texte).

    - Le second type de feedback, dit positif, repose sur la dynamique de changement d’état d’un système, parfois sur son aptitude éventuelle à une évolution. Par exemple dans un processus d’emballement chaotique menant, par une amplification rapide du désordre, jusqu’à ce qu’un nouveau seuil. Si nous voulons une image, c’est un déclanchement d’effets en cascade qui font boule de neige, quand la « masse critique » est atteinte. La chute d’un domino qui, de proche en proche, fait s’effondrer toute une construction stable auparavant. Nous reconnaissons ici le type de processus d’une crise financière qui conduit à un krach boursier et personne ne doute ici de la responsabilité de la spéculation financière dans sa formation. On dit qu'un battement d’ailes de papillon à Tokyo peut devenir en cascade un ouragan à Wall Street! Avec les acteurs des marchés financiers, nous avons affaire à une forme de conscience collective. Elle en a un comportement grégaire. Comme celui des moutons qui se déplacent en masse dans la prairie et se jettent tous dans un précipice les uns à la suite des autres. La devise de la bourse, c’est « tout le monde fait la même chose en même temps » ! Chacun croit devoir faire comme ceux qui sont censés être les mieux informés. Pendant les périodes de ferveur enthousiaste du marché, ce comportement conduit… directement la formation des bulles spéculatives. Inversement, en phase dépressive, le principe « tout le monde fait la même chose en même temps » implique un mouvement en accéléré, en spirale, de chute. Comme dans la physique des fluides : phase chaotique, ébullition et apparition d’une nouvelle structure. La bulle qui éclate est une purge du système dans son changement d’état.

    Nous sommes donc parvenus à un tel point de déconnexion entre la sphère de la finance et celle de l'économie réelle qu’il nous faut désormais craindre le pire. (texte) On pense que si le joueur  de casino est assez déconnecté de sa propre vie pour se ruiner sur une table de jeu, après tout cela ne regarde que lui… du moment que cela ne porte préjudice à personne d’autre. Mais en réalité, le toxicomane du jeu ne peut pas se couper complètement de sa propre vie. Le virtuel du jeu n’existe que par le réel d’une vie, qui justement par inconscience peut s’égarer dans la virtualité. La sphère de la finance est devenue une énorme machine de jeu. La spéculation financière ouvre aujourd’hui de ses ramifications toute la planète, elle affecte et force tous les échanges.  Rien ne lui échappe, y compris dans les économies autrefois collectivistes telles que celle de la Chine. Des fonds de pension, aux assurances, en passant, par les crédits immobiliers, les dettes monnayables, les écarts entre les monnaies, le transit des capitaux etc. tout est lié et nous sommes tous impliqués Ce n’est plus le recoin enfumé ménagé pour des joueurs, bien séparé des autres pièces dans un hôtel. C’est là que l’analogie ne vaut plus. Non seulement cela, mais il y a des décennies que la spéculation financière force la logique du système économique mondial.

    ---------------Un exemple très simple : Quand une entreprise débauche 3000 salariés, c’est un drame humain, le public pense qu’elle est financièrement en situation délicate. Or la Corbeille réagit souvent à l’inverse par une hausse des actions. D’un côté il y a le plan des conditions de vie humaines, mais de l’autre, il y a le plan de la logique financière. Les actionnaires sont dans le spéculatif de l’offre et de la demande, et pensent : « il y a eu des gains de productivité »… donc le titre est intéressant » ! Et l’action monte !! Pire, si l’action est en baisse sur le marché, la direction peut décider, devant les actionnaires, de se montrer plus compétitive en réduisant le « coût du travail » (?), ce qui revient à débaucher du personnel jugé non indispensable, pour dégager plus de marge vers les profits. Se montrer compétitif veut dire flatter les actionnaires en affichant un bilan comptable exemplaire.

    Deux logiques s’affrontent sourdement :

    a) La logique du profit culmine dans les hautes sphères de la finance. Elle consiste à faire remonter toute la valeur vers la pure abstraction spéculative et à prendre des décisions de son point de vue. Au risque de voir en quelques secondes brûler des milliards lors d’un krach boursier et de jeter dans la misère des dizaines de milliers de personnes. Pour être un peu rapide, disons que dans ce cas, l’entreprise, travaille pour que son PDG puisse aller jouer au casino, ou si l’on préfère, placer les profits dans des actions en Bourse. Dans une précédente leçon, nous prenions une image, celle du rôle de cœur (système économique), dans un organisme (corps social). Normalement, le coeur est sensé faire circuler (échange) le sang, (argent). Ceux qui sont au contact du flux de l’argent ont l’idée : « si le sang est la richesse (valeur) que tout le monde réclame, nous pourrions la conserver pour en tirer profit !». Et le cœur de stocker (capital) le sang dans une énorme poche, (Bourse) avec l’angoisse que quelqu’un risque à tout moment de percer la poche (krach) et que tout le sang soit perdu ! (faillite).

    b) La logique de la prospérité consiste à faire descendre la valeur en direction de ceux qui l’ont produite. Une entreprise prospère est celle dans laquelle l’employé devient plus riche et jouit d’avantages substantiels en termes de satisfaction de ses besoins matériels. Ses conditions de vie sont plus satisfaisantes. Pour reprendre l’analogie, le cœur joue son rôle, il s’efface dans ce rôle, faisant circuler (échange) le sang jusque dans les moindres parties de l’organisme (le corps social). L’argent échangé est dépensé (échange énergétique) et le travail sert la prospérité. Les cellules du corps (individus), reçoivent une nourriture (satisfaction des besoins), il y a une certaine vitalité ambiante (conditions de vie correctes). De l’équilibre vient la santé et l’organisme est sain et « prospère ».

    L’emballement de la logique du profit dans une surenchère exponentielle de la virtualité financière est la marque de notre situation actuelle. (article) L’ex-ministre des finances italien, Tremonti, a déclaré dans le Corriere della Sera, « Le problème est qu’avec la mondialisation, l’économie financière s’est détachée de l’économie réelle et s’est auto-engendrée et multipliée de façon vertigineuse ». « Si un fonds vous offre 100 pour une firme qui en vaut 10, vous devez vous inquiéter de pourquoi exactement il vous en offre 100 ! » Il doit y avoir un dessous des cartes pour arriver à un tel résultat. Pire, la croissance fabuleuse du système financier est même montée sur une escroquerie toute simple : la transformation de dettes insolvables en actifs. Ces « actifs », qui ne sont que des dettes titrisées, deviennent illico des billets de Monopoly permettant d’inscrire des zéros après les chiffres et de transformer les milliers en milliards, les milliards en des paris de l’ordre de trillions. Ainsi, se creuse peu à peu le fossé énorme qui coupe le système financier de la réalité. S’endetter en soi peut être un calcul pertinent, mais à condition que le crédit obtenu serve à accroître la capacité productive. Mais si la dette est détachée de toute capacité réelle, elle ne va faire qu’aggraver la situation ; et si toute l’activité économique mondiale se fonde sur de la dette, le moindre défaut de paiement risque d’engendrer une chute de domino mondiale. Si on se met individuellement à multiplier les cartes de crédit, les prêts hypothécaires, les crédits à la consommation etc. si, les entreprises avalent des emprunts par le biais de placement financiers douteux, on en arrive à une situation où la dette est carrément un mode de vie. Elle gonfle démesurément.

    Voyons maintenant une chute de dominos. L’exemple des subprime. a) On sait que 16 millions d’américains vivent dans un état de pauvreté profonde et sévère : conclusion d’une étude de McClatchy Newspapers, et ce chiffre, le plus haut depuis 32 ans est  augmentation. Des banques prêtent de l’argent à des ménages américains très pauvres. Ils doivent rembourser pendant deux ans les intérêts du prêt, puis à la fois le prêt et les intérêts la troisième année. Problème : la plupart ne peuvent plus. La valeur des prêts baisse. b) Des établissements de crédit prêtent aux ménages propriétaire d’un bien immobilier en le prenant en caution. Mais la demande stagne, l’immobilier baisse. Les établissements de crédit se retournent vers les ménages pour leur réclamer de l’argent qu’ils n’ont pas. Les établissements de crédit ne peuvent plus maintenir la valeur des prêts. c) Or, ils ont utilisé l’astuce précédente : titriser leur prêt. Sur le marché, on se revend donc de la main à la main des dettes ! Ce devait être très rentables au départ, mais les pseudo titres s’écroulent. Plus d’acheteur, sauf à prix cassé. d) Pour éviter les problèmes de trésorerie, les fonds d’investissement vendent à qui mieux mieux d’autres titres boursiers. Les titres baissent et les banques qui avaient acheté ces titres se retrouvent avec tout d’un coup un vide. e) Évidemment, en pareil cas, les banques cherchent à se faire prêter de l’argent auprès des autres banques (marché interbancaire). Mais la confiance n’est plus là, et tout le monde se méfie de toute le monde et refuse de prêter de l’argent. f) Les banques centrales doivent venir au secours et prêter de l’argent aux banques, pour essayer de rétablir une situation stable. 323 milliards de dollars injectés en 24 heures le 12 août 2007. g) Les cambistes ayant besoin d’argent frais vendent, ou tout simplement cèdent à la panique. Et hop, les titres boursiers continuent de baisser. C’est l’affolement général, on vend à tort et à travers et des banques sont mises au bord de l’asphyxie et font faillite en série. (texte)

     Ceux qui avaient vraiment besoin d’être aidés, les ménages, ont vu passer une énorme manne sous leur nez, qui s’est envolée aussitôt. Ils restent sur le carreau avec leur misère, pendant que partout sur la planète l’économie mondiale doit accuser le coup. Ce qui ne manquera pas évidemment de mettre sur la paille un grand nombre d’acteurs économiques. C’est à ce moment que les analystes les plus lucides disent : stop, il faut crever l’abcès, on ne devrait jamais renflouer des spéculateurs ! Il faut purger par la faillite ceux qui ont produit cette démence et revenir vers l’économie réelle.

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    Le lien entre le monde de la vie, celui du travail, de la production, le monde des hommes dans leurs conditions de vie, et d’un autre côté le monde de la finance semble quasiment inexistant. Nous parlons de la « sphère de la finance » comme d’un monde à part qui se tient on ne sait où, dans une sorte de milieu éthéré, à des années lumières de la vie réelle. Pourtant, il n’existe pas deux mondes, mais un seul. Il y a des liens. Dans la situation actuelle, pour être plus précis, ce ne sont pas les choix gouvernants les conditions de vie qui orientent le flux de l’argent, mais c’est le flux de l’argent qui oriente les choix gouvernants les conditions de vie.

    On comprend dans ces conditions pourquoi ici bas tout est devenu marchandisable et pourquoi le mot valeur a fini par n’avoir plus qu’un sens qui est économique. (texte) Si nous devons regarder le monde dans la perspective d’une politique de civilisation, comme Edgar Morin le soutient, il faut nécessairement rejeter toute compromission avec l’avidité spéculative. Mettre la vie elle-même au cœur de toutes nos préoccupations. Nous sommes les intendants de la Terre et le service de la vie est le premier service. Aucune Civilisation ne peut survivre en oubliant ce principe. 

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Vos commentaires

Questions :

1.       En quel sens la monnaie est-elle actuellement inséparable de la dette?

2.       Est-ce l’argent qui corrompt  ou bien le fait que toute l’avidité humaine s’est cristallisée en lui ?

3.       Qu’est-ce que le fétichisme de la monnaie?

4.       En quoi l’usure produit-elle l’illusion de la richesse ?

5.       La marchandisation du monde est-elle une conséquence de la spéculation?

6.       Comment comprendre cette formule « l’économie a pris le pas sur la politique »?

7.        Comment pourrait-on distinguer une crise conjoncturelle d’une crise systémique?

 

 

    © Philosophie et spiritualité, 2007, Serge Carfantan, Eric Fricot.
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