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Textes philosophiquesNormand Baillargeon le faux dilemme« Une des plus utiles stratégies du répertoire de tout bon magicien consiste en techniques permettant de « forcer» un choix. Voici de quoi il s´agit. Le magicien vous invite à choisir — par exemple une carte d´un paquet; vous vous exécutez, avec la certitude d´avoir librement sélectionné votre carte. Pourtant, les conditions de ce choix, organisées par le magicien, sont telles qu´il sait d´avance quelle carte vous alliez choisir : on dit alors que votre choix était forcé. Une fois cette étape franchie, vous l´avez deviné, rien n´est plus facile pour le magicien que de (prétendre) retrouver ou deviner votre carte. On peut dire que le faux dilemme, le paralogisme dont nous allons à présent traiter, est au fond un équivalent sur le plan de la fourberie mentale de ce choix forcé des magiciens. Un vrai dilemme, puisque cela existe, survient lorsque nous sommes confrontés à une alternative : deux choix — et seulement deux — s´offrent à nous et nous sommes indécis quant à celui que nous devrions préférer puisque nous avons d´aussi bonnes raisons de désirer opter pour l´un que pour l´autre. Un faux dilemme, cette fois, survient lorsque l´on se laisse faussement convaincre que nous devons choisir entre deux et seulement deux options mutuellement exclusives. Typiquement, lorsque cette stratégie rhétorique est utilisée, l´une des options est inacceptable et rebutante tandis que l´autre est celle que le manipulateur veut nous voir adopter. Qui succombe à ce piège a donc fait un choix forcé et par là, sans grande valeur. Placé devant un faux dilemme, le penseur critique devrait réagir en faisant remarquer qu´entre A et Z, il existe une grande variété d´options (B, C, D et ainsi de suite).
Voici quelques exemples de faux dilemmes courants: - L´univers n´ayant pas pu être créé du néant, il doit l´avoir été par une force vitale intelligente Il est bien entendu possible, selon le même procédé, de créer des trilemmes, des quadrilemmes, et ainsi de suite :à chaque fois on prétend (faussement) que la liste des options qu´on énumère est complète et on glisse dans cette liste une option et une seule qui soit acceptable. La tendance ô combien humaine à préférer des analyses et des descriptions simples à des analyses et des descriptions complexes et nuancées est très répandue et cela explique sans doute une part du succès remporté par ce paralogisme. Quoiqu´il en soit, aucun manipulateur n´a manqué de noter tout le parti qu´il est possible d´en tirer. Il est tellement plus facile de penser que nous devons choisir entre lutter contre le terrorisme en bombardant le pays X et voir la civilisation occidentale s´écrouler que de consentir aux longues et complexes analyses que demande un examen sérieux et lucide des nombreuses questions en jeu. Kahane (1984) a suggéré que la stratégie du faux dilemme combinée au paralogisme de l´homme de paille (que nous verrons plus loin) compte parmi celles que les politiciens utilisent le plus souvent. Le schéma d´argumentation est alors le suivant : la position de l´adversaire de X est caricaturée et rendue grotesque; puis la position de X est exposée comme étant la seule autre option possible. La conclusion est enfin explicitement avancée ou implicitement affirmée que la politique de X est la seule qui soit raisonnable. La morale que l´on peut tirer de ce qui précède est la suivante : si on nous présente un dilemme, il faut s´assurer qu´il est un vrai dilemme avant de sauter à une conclusion (ou avant de conclure qu´il est impossible de choisir); pour cela il est crucial de se rappeler qu´entre le blanc et le noir il existe bien souvent une grande quantité de nuances de gris. En d´autres termes, le meilleur antidote contre le faux dilemme est un peu d´imagination, ce qui suffit souvent à établir qu´on ne nous a pas proposé une juste et complète présentation des choix qui s´offrent à nous.
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