Puisque nous admettons qu’il appartient à l’éducation de montrer le monde tel qu’il est, il lui appartient aussi de donner les moyens d’éviter que l’élève et l’étudiant se fasse des idées fausses. Nous avons vu précédemment. Devant toute information de seconde main, il est essentiel de faire preuve de discernement afin de ne pas tirer de conclusions hâtives et sauter dans des généralisations vagues et incertaines.
La difficulté est d’autant plus vive que l’arrivée d’Internet a mis à la disposition de chacun d’entre nous une pléthore d’informations qui, si elle est mal maîtrisée, ne peut que plonger l’esprit dans un nuage d’inconnaissance. C’est vrai. Ce n’est pas une raison pour autant pour disqualifier en bloc Internet comme le font quelques intellectuels. Il s’agit plutôt désormais d’apprendre à chacun les clés d’un discernement positif, pour éviter les écueils de la crédulité facile et de la noyade dans l’information. Il faut souligner la nouveauté de cette situation. Dans le passé, l’argument d’autorité régnait en maître sur des sources qui étaient, sommes toutes, très limitées. L’accès à l’information demandait une longue préparation et était réservé à une élite cultivée capable de maîtriser un langage technique. Désormais, la pression de l’argument d’autorité est plus faible, la facilité des publications, le travail de vulgarisation, les efforts pédagogiques développés depuis des années mettent les avenues du savoir (R) à la portée de tous.
Nous disposons de moyens formidables. Il est hors de question de les laisser entre les mains des affairistes, du marketing, et des manipulateurs de tous poils. Le tout, c’est d’être armé pour donner les moyens d’un jugement solide. Apprendre à recevoir les faits et à les considérer de manière intelligente. Mais peut-il y avoir une éducation du discernement ? Peut on apprendre à voir plus clair sans risquer dans cette apprentissage de tomber dans une sorte de « police de la pensée » ? Il ne faudrait pas qu’en guise de méthode, nous cherchions de manière déguisée à ramener des ouailles au bercail dans nos propres opinions convenues et nos positions bien assurées ! La liberté de pensée est sacrée. Il est important de ne pas tomber dans une idolâtrie de la « raison » qui ferait d’elle la gardienne d’une doctrine indiscutable pour l’éternité. Encore une fois, la « raison » ne peut pas désigner une doctrine. Elle est une faculté qui allie de manière synthétique intellect et intelligence.
* *
*
Un pilote qui vole à une altitude trop basse peut avoir par temps nuageux du mal à « discerner » les formes qui émergent du brouillard. Cette image est plus qu’une analogie (R). Il y a dans l’invitation à davantage de discernement un appel à une intelligence du voir. Il s’agit de « ne pas prendre des vessies pour des lanternes ». Un esprit confus manque de discernement, il mélange tout et ne sait plus marquer des distinctions claires. Il faut partir de là. Il est impossible de comprendre ce qu’est le discernement tant que nous n’avons pas pris conscience de notre confusion, le fait même de prendre conscience de notre confusion revient illico à en sortir, ce qui veut dire justement s’en dégager en faisant preuve de discernement. Plongé dans la confusion l’esprit est comme perdu et il ne peut s’en dégager qu’en se retrouvant lui-même. Ainsi voir ma propre confusion est un acte suprêmement positif, quand bien même il me révèlerait un état de fait assez déplorable.
1) Il y a
des signes qui ne trompent pas et que nous pouvons tous reconnaître. En tout
premier lieu le surgissement de l’émotionnel. A chaque fois que
j’entre dans le champ des réactions
émotionnelles, je perds contenance et
aussitôt mon esprit est troublé. Non
seulement
les réactions émotionnelles jettent le trouble, mais elles provoquent au niveau
mental un effet de projection. Ce qui s’ensuit est dès lors mécanique, je
vais projeter sur l’objet mon inquiétude, ma peur, mon envie, ma colère, mon
adoration etc. Mon esprit en devient agité et confus. Je « vois » ce
que je m’attend à voir ou bien ce que je craints de voir : mes propres
surimpositions. Et bien sûr, adieu
clarté et distinction, je perds tout discernement. Je ne me retrouverai moi-même
qu’une fois revenu au calme. Sous le coup de l’émotionnel, j’avais comme on dit
spirituellement « perdu la tête » dans le sens où mon intelligence était sur le
moment altérée par une sorte de bouffée délirante.
La recommandation est d’un cynisme politique achevé, mais le conseil machiavélique ici, que serait-il ? Que chuchoterait à l’oreille des puissants un démon qui voudrait nous priver de tout jugement ? « Si vous voulez détruire le discernement des hommes, bombardez-les en permanence avec de l’émotionnel, cela les jettera dans la confusion et si vous le faites de manière constante, vous n’aurez plus qu’un troupeau d’esprits confus, très malléables et faciles à suggestionner. Prenez les informations à la télévision. Si vous voulez qu’elles produisent de la confusion, semez de la peur, mettez-y le maximum de provocation émotionnelle, d’excitation, de manière à mettre le spectateur dans un état énervé et réactif. Ne le saisissez pas tranquille. Rendez-le émotif, agité et superficiel. Cela interdira toute possibilité de réflexion et en plus il pourra se croire bien informé, parce qu’il aura hurlé sa colère, son dépit, son enthousiasme naïf, sa vengeance devant l’écran. Si vous lui servez en guise d’information une bouillie de mensonges et des jugements simplistes, il ne s’en rendra même pas compte… »
---------------La tirade
est bien sûr excessive, mais elle a le mérite d’attirer notre attention sur un
point trop souvent négligé : nos pensées apparaissent sur le fond d’un état de
conscience et quand celui-ci est coloré par des réactions émotionnelles, toutes
les pensées en sont affectées et se ressemblent. Il n’y a aucun sens à
évoquer la question du discernement si nous faisons complètement abstraction de
l’état de l’esprit pensant. Il faut considérer le contenu
logique de la pensée comme étant porté par un flux
psychologique. On aura beau
prodiguer à l’infini des conseils logiques, ils ne seront de nul effet face à un esprit
agité, désemparé et inquiet, car c’est sur ce terrain que prolifère la pensée
confuse. Donc, d’abord prendre conscience
de la confusion, et au beau milieu de cette prise de conscience, retrouver
ce qui est indispensable à un exercice correct de l’intelligence,
la tranquillité. Un espace de
quiétude très alerte et cependant sans excitation. Nous
vérifierons alors qu’un esprit serein retrouve de lui-même le chemin du
discernement.
Ce serait
une avancée considérable si nous pouvions dans l’éducation aider chaque être
humain à comprendre en quoi consiste l’émotionnel et comment il fonctionne. Cela
fait partie de cette connaissance de soi qui est un appui indispensable
pour approcher la vie de manière juste, avec finesse, pertinence et clarté. Une
fois qu’une compréhension profonde de
l’émotionnel
est établie, il devient possible de
flotter avec les émotions, sans être
complètement emporté par elles. C’est
une libération extraordinaire pour l’intelligence. C’est sur la base de la
stabilité du mental que se construit le discernement. Il est parfaitement futile
de croire qu’il est possible d’en faire l’économie. Il
suffit d’observer ce qui rayonne d’une personne au regard intelligent, capable
de s’exprimer avec pertinence. Il y a toujours une présence
puissante, large et profonde, une stabilité
intérieure, de sorte que la parole ne provient pas d’une simple
réactivité superficielle, mais de la position du
Témoin, de l’observateur impartial. Quand l’intelligence accède à la
position de Témoin, le discernement devient aigu et la vision gagne en
profondeur. Si la parole est frontale, réactive, jetée dans l’émotionnel,
l’expression devient très vite tout et n’importe quoi. L’esprit pour déployer
son discernement a besoin de paix, de calme et de silence. Empêcher l’un des
trois, ou bien les trois ensembles et vous ferez des esprits confus, chaotiques. Ne dit-on pas
du fou qu’il est aliéné ? Et être aliéné, cela veut dire être égaré et ne plus
être soi. Et comment voulez-vous, quand vous être plongé dans la confusion
mentale, quand vous n’être plus vous-même, faire preuve de discernement ?
2) Bref, pour trouver le discernement, il faut que l’esprit soit lucide et le demeure. C’est dans la lucidité qu’il trouve la neutralité, l’impartialité nécessaire au discernement. Toutefois, nous avons vu que la lucidité enveloppe aussi une sensibilité, mais qui n’est pas la réactivité émotionnelle, ni la froideur intellectuelle distante et indifférente. Il ne faut pas confondre l’émotionnel réactif, la contention de l’isolement et le sentiment de ce qui est. La lucidité est une Passion sans motif qui n’est dérivée vers aucun objet. S’il n’y avait pas ce Feu de l’intelligence, il n’y aurait pas de pouvoir de discernement. L’intelligence apporte la lumière, l’intellect apporte son sens de la distinction (texte) et l’un et l’autre concourent pour démêler la confusion. Nous avons vu l’origine du mot critique dans le grec kritikein, qui veut dire discriminer et « distinguer ». Notons que le terme de « discernement » est resté proche du grec, tandis que le mot « critique » a lui été dénaturé. Le discernement est le travail de discrimination, l’action de mettre à part ce qui est mélangé à tort.
En premier sens, le dictionnaire Littré cite l’Évangile, le Christ devant revenir dans le Temple pour « faire le discernement » des boucs et des brebis. Littré donne ensuite l’exemple du « discernement » du bien et du mal, si tant est en effet qu’un esprit moralement corrompu prend le vice pour la vertu et inversement. Le second sens repéré par Littré est : « Action de discerner, de distinguer les objets à l'aide de la vue. À une telle distance le discernement des couleurs est impossible ». Le troisième insiste sur l’effet des passions. D’où la citation de Corneille :
« Ne vous
exposez plus à ce torrent d'injures,
Qui, ne faisant qu'aigrir votre ressentiment,
Vous donne peu de jour pour ce discernement »
Tiré d’Héraclius Empereur d’Orient. On reconnaît le thème classique de l’aveuglement passionnel.
Nous savons en effet que dès que l’ego entre en l’arène des passions, c’en est fini du pouvoir du discernement. L’attachement égocentrique est la racine d’une prise de position dans l’opinion que l’ego refuse de lâcher car il y pressent sa mise en cause personnelle. Ce qui nous dévoile un mécanisme par lequel l’ego peut maintenir avec obstination la confusion, refuser de se départir de son point de vue, quand bien même il serait vague, limité ou carrément irrationnel. Un esprit borné manque de discernement et un attachement excessif à une prise de position rend l’esprit borné, petit et mesquin. C’est à partir de là que l’échange bascule d’ordinaire dans le paradigme raison/tort. Et la guerre commence, car pour l’ego c’est une question de survie. Moi j’ai raison, l’autre a tort. A moi la vérité conquérante, à l’autre l’erreur funeste et indigne. Et bien évidemment, l’autre en question tient exactement le même discours ! Situation clownesque !! Absurde. Aucun des deux n’est intelligent, aucun ne fait preuve de discernement, car pour cela, il faudrait se détacher de tout parti-pris strictement personnel, reconnaître la complexité de ce qui est en tant que telle, à partir d’un plan de conscience impersonnel. En bref : plus je mets de l’ego dans ma manière de voir, et plus j’y introduits de manière subreptice une certaine dose d’aveuglement. Moins je mets de l’ego dans ma vision, et plus il y a une ouverture impersonnelle et une aptitude au discernement.
Terminons par une remarque : il est impératif de prendre conscience de notre implication émotionnelle dans nos opinions, nos prises de positions, nos croyances. Un attachement excessif, une complète identification, préludent invariablement à un manque de discernement qui va ensuite se répercuter sur les choix effectués et sur la conduite.
Ceci admis, - sans compromis - nous pourrions tenter de formuler une sorte de déontologie propre au discernement. Nous avons vu avec Habermas les recherches sur l’éthique de la discussion. Peut-on formuler quelques règles simples permettant, si elles sont respectées, de faire en sorte que l’intellect maintienne son discernement ?
1)
Arrêtons-nous sur un exemple. Christine Cayol a eu la bonne idée dans
L’intelligence sensible, de s’arrêter sur le cinéma d’Alfred Hitchcock,
notamment Sueurs froides, (en anglais
Vertigo).
C’est un bon point de départ. James Stewart y joue un détective, Scottie
qui, suite à un accident, est affecté de vertiges qui l’amène à arrêter
son travail. Là-dessus, il est appelé par un ancien ami qui lui propose un job:
la filature de sa femme soumise à un soit-disant trouble personnalité qui la
voit possédée par l’esprit d’une ancêtre, Carlotta Valdes au point de peut être
la suivre dans le suicide. Au début, dans le bureau du mari, Sottie manifeste
son scepticisme. Il ne croit pas dans cette interprétation et conseille le
psychiatre. Cependant, il accepte finalement le travail et commence à filer
Madeleine. Elle semble en effet accomplir une sorte de rituel sous l’empire de
l’esprit de Carlotta. Elle va au cimetière sur sa tombe, au musée devant son
portrait et ensuite ne se souvient plus de rien. Une tentative de suicide dans
la baie de San Francisco jette Madeleine dans les bras de Scottie. Il lui
propose alors de se débarrasser des souvenirs encombrants en la conduisant sur
les lieux où aurait vécu Carlotta. Le malheur, c’est qu’elle s’échappe, monte au
clocher d’une église, se jette dans le vide et se tue. Scottie n’a rien pu
faire, le vertige le gagnait dans l’escalier. Par la suite, on comprend qu’en
fait, tout n’était que mise en scène de la part du mari pour tuer sa femme en
ayant pour témoin Scottie.
Nous pouvons dire que le policier devrait être un professionnel du discernement et il devait savoir lire les signes pour recomposer rationnellement l’intrigue. Scottie en fait montre au début, quand il argumente contre le mari avec le besoin d’un psychiatre. Cependant, il a affaire à une machination tellement bien montée qu’il est abusé. On lui propose de manière très habile une grille d’interprétation et, comme dans un spectacle d’illusionniste, il ne peut qu’y adhérer. Il est aussi évident qu’en tombant amoureux de Madeleine, il va perdre son discernement, l’aveuglement du désir ne fait que renforcer l’illusion qu’elle est bien sous l’empire de l’esprit d’un fantôme. Ce n’est qu’au moment où, retrouvant une femme dans la rue qui ressemble étrangement à Madeleine, la suivant pour devenir son ami, il va tomber sur un détail qui lui rendra tout son discernement. Cette femme, Judy qui a tout de Madeleine à part la couleur brune des cheveux au lieu du blond, a conservé le collier que portait Madeleine. Dès lors, il devient possible de reconstituer la logique des faits tels qu’ils se sont réellement déroulés. Elle a été embauchée par le mari pour jouer la comédie de la folle sous l’emprise de Carlotta, afin de le mener en bateau. Elle l’a emmené à l’église et c’est la véritable Madeleine qui, droguée, a été jetée du haut du clocher. Comme machination, c’est machiavélique, mais d’une cohérence redoutablement bien construite.
Nous voyons donc que pour que le discernement soit conservé, il faut que l’intellect soit capable de considérer les faits en tant que tel, qu’il s’y tienne, en mettant entre parenthèses une interprétation fortement suggérée en guise d’explication complète. L’intellect perd de son jugement quand il fait un saut depuis les faits vers une croyance. Une fois que l’esprit s’est entiché d’une croyance, le désir intervient et l’intellect perd tout discernement, parce qu’il a perdu la qualité de l’impartialité. Il faudrait donc se garder d’aller trop vite depuis les faits vers une interprétation, ce qui suppose a) maintenir l’observation, b) la position de doute et c) ne former qu’une hypothèse. Sans plus. Si Sottie avait maintenu sa première attitude sceptique, il aurait eu des soupçons. La filature était bien facile. Madeleine, parlant de ses propres sentiments amoureux, devant l’église avait même dit : « Cela n’aurait pas dû se passer comme çà… ». Il était possible de faire une lecture des signes différente de celle qui était proposée. Toutefois, une fois embarqué dans le jeu émotionnel, il était perdu. Il était manipulé.
---------------2)
Nous avons déjà abordé dans une précédente leçon le discernement des
apparences. Abordons plutôt ici le discernement à
l’égard de l’information : articles, journaux, magazines. Prenons un cas.
, Ce
n’est pas ce qui manque dans les affaires qui font le jeu de l’actualité. Dans
ce domaine, ce que nous attendons, de la part du journaliste, comme pour
le policier auparavant, c’est qu’il fasse preuve de discernement. Nous pourrions
par exemple faire un travail de recherche au sujet des rumeurs
conspirationnistes qui entourent la grippe A,
(exercice
23E) ou encore sur les événements du 11
septembre 2001,
dont l’interprétation est très
polémique.
A la défense
des journalistes il faut dire et répéter qu’il est parfaitement légitime de
se poser des questions sur des faits historiques, surtout quand ils comportent
de nombreuses zones d’ombre. Un journaliste a le droit d’avoir des
doutes,
de les exposer, sans devoir immédiatement se faire insulter et taxer de
« négationnistes » ou de « révisionniste ». Le tout c’est de rester proche des
faits et de maintenir un faisceau serré de questions. Où la raison
risque le
dérapage, c’est quand, sous l’empire d’une rumeur, d’une vague émotionnelle
paranoïaque dans la conscience collective, il tire des conclusions hâtives. Dès
lors, ce n’est plus de l’investigation, c’est un saut périlleux dans une
« théorie du complot » avec des « illuminatis », une machination d’un
« gouvernement mondial occulte » etc. Un saut dans la croyance très
au-delà de ce que les faits nous indiquent. Il faut se méfier de l’expression
émotionnelle, de ces gens au regard halluciné qui jouent les imprécateurs, et ne
font en définitive que surfer sur les peurs et nourrir une croyance affolée.
Souvenons-nous, dans les Méditations métaphysiques de la différence entre le doute méthodique et le doute hyperbolique. Descartes, reste le plus souvent dans le doute méthodique. Quand il avance l’idée qu’il existerait peut être une sorte de malin génie qui me tromperait toujours, il en vient à dire cependant que tout ce que nous voyons n’est peut être qu’illusion projetée. C’est énorme. Un doute forcé, plus gros que ce qu’il prétend mettre en cause. Nous pourrions y voir un prototype conceptuel de « théorie du complot ». Mais Descartes identifie tout de suite le doute hyperbolique et le circonscrit très nettement. Descartes est très audacieux, mais il reste aussi prudent. La vertu de prudence est une des leçons les plus fortes du cartésianisme. La vertu de prudence dans le jugement laisse sa place au bon sens et protège le discernement. A l’inverse, dans les théories du complot, l’intellect décolle de la réalité vers l’argumentation hyperbolique quasi-délirante, sans prudence ni retenue. Ce qui d’ailleurs sabote leur discours et leur enlève toute pertinence. Comment prendre au sérieux une investigation, qui certes commence de manière intelligente, mais termine en agitant le spectre d’une conspiration mondiale menée depuis des temps reculés, par des extraterrestres ou je ne sais quel gouvernement occulte pour asservir l’humanité ? On est parti dans le délire. Rappelons-nous de l’ironie de Spinoza vis-à-vis des esprits échauffés. (textes) Calmons-nous s’il vous plaît ! Le discernement n’est possible que lorsque l’esprit est établi dans un état de neutralité, dans un état impartial, quand il reste dans le détachement vis-à-vis de ce qu’il décrit, ce qui veut dire sans implication émotionnelle. Il n’y a de vérité qu’impersonnelle et une implication personnelle excessive mène droit à la confusion et aux affrontements passionnels. Le public doit savoir que les enseignants sont confrontés à des cas d’étudiants en proie à une exaltation conspirationniste aiguë, tellement identifiés à des croyances apeurées qu’ils réagissent de manière très émotive. Il devient impossible de raisonner de manière posée. C’est du gâchis intellectuel et en général, cela finit parfois chez le psychiatre, avec tous les signes de la paranoïa.
Cet extrême mis à part, il ne faudrait pas pour autant virer dogmatiquement dans l’autre sens et se replier sur une « doctrine officielle » quand elle est trouée d’invraisemblances. L’exercice critique de l’intellect est sain et ne doit pas être amputé. Quiconque s’est sérieusement documenté sur le 11 septembre en revient sceptique et se doit de mettre entre parenthèses la version officielle en attendant d’y voir plus clair. Question d’honnêteté intellectuelle. D’hygiène de l’intellect dans l’expérience du doute. Les philosophes nous disent : dans le doute, abstiens toi et n’affirme pas plus que ce que tu peux raisonnablement justifier ! Gardons une juste mesure. Évitons les jugements précipités et les embardées irrationnelles, soyons informé et restons proche des faits. Même s’il en coûte de devoir rompre avec le consensus d’opinion. Gardons à l’esprit qu’il existe des illusions collectives.
D’autre part, il est malhonnête de juger par avance ceux qui proposent leurs doutes, sans avoir soi-même rien lu sur le sujet ou ne rien connaître sur le dossier. Un journaliste est censé s’être documenté sur le sujet qu’il traite. S’il ne l’a pas préparé, il ne fait pas son métier. Il est tout de même assez cocasse de trouver des situations dans lesquelles ce sont les lecteurs qui, en sachant bien plus que le journaliste ignare qui prétend donner des leçons, montrent qu’il affirme des contrevérités manifestes. Idem en ce qui concerne les débats publics. Il y a une règle simple : je ne peux pas porter de jugement solide sur ce que je n’ai pas étudié et dans le cas contraire, il vaut mieux refuser de donner un avis. Dire « je ne sais pas » n’est pas une honte, mais une humilité de l’esprit. Cette humilité permet de poser et de maintenir les justes questions. A fortiori, il est complètement déplacé de prétendre donner des conseils dans un matière ou sur un sujet que l’on ne maîtrise pas.
Gardons aussi à l’esprit l’idée que notre savoir est par nature limité, ce qui implique de la part de l’intelligence une ouverture et une disponibilité au vrai. Il est bon de conserver cette ouverture et d’admettre qu’il y a certainement des choses que nous ne connaissons pas et qui changeraient entièrement notre perspective, si nous en avions plus de clarté et des preuves solides. Les faits précis nous intéressent ainsi que leur recoupement. Nous devons aussi rester conscient que sans preuves, l’intellect est réduit à la spéculation abstraite, détachée du réel, ce qui est toujours risqué. Il est bon ici de se souvenir des indications de Kant dans la Critique de la Raison pure : à savoir, comme nous l’avons vu, l’expérience possible est la pierre de touche de la vérité. Il faut non seulement apprécier dans un article la prudence de son auteur, gardons aussi à l’esprit l’exigence de la preuve. Sinon, le risque est grand de tomber dans les pièges de l’usage dialectique et même sophistique de l’entendement, comme dirait Kant. Nous aimerions bien souvent que soit davantage respectée la règle suivante : Il faut éviter de parler de ce dont on n’a pas la moindre expérience et se tenir dans la mesure du possible sur le terrain de la connaissance de première main.
A repérer :
- L’usage dialectique de l’entendement en matière d’argumentation qui conduit à préférer la spéculation en abandonnant le terrain de l’expérience possible. Devant cette pratique, le bon sens dirait : « là je ne vous suit plus… !»
- L’usage sophistique de l’entendement en matière d’argumentation qui consiste à vouloir forcer l’adhésion à tout prix, avec tous les moyens de la persuasion rhétorique, quitte à recourir à toutes sortes d’arguties qui ne tiennent pas debout. Le bon sens dirait : « là, vous voulez me forcer la main… !»
Reconnaissons que cet exercice du discernement n’est pas facile et réclame un certain entraînement. (exercices 23) L’esprit peut très facilement produire des illusions.
C’est cet entraînement au
discernement que recommande dans un petit livre tonique,
Petit
Cours
d’Autodéfense intellectuelle,
Normand Baillargeon.
La lecture est chaudement recommandée. Dans les limites de cette leçon, nous retiendrons ce qui concerne l’art du discernement dans le raisonnement, donc, la logique dans son application pratique.
On appelle paralogisme, l’opposé du syllogisme précédemment étudié, un raisonnement fallacieux, mais dont l’auteur, le plus souvent de bonne foi, ne voit pas la faute logique qui le rend invalide d’un point de vue formel. Le sophisme serait la même chose, à cette nuance près, que l’auteur a délibérément l’intention de tromper en plaçant l’intellect de l’interlocuteur dans la confusion. Dans les articles de journaux, dans les revues que nous pouvons consulter, dans les discours des politiques, des experts, les déclarations des célébrités, les tirades des journalistes dont nous sommes constamment nourris, on trouve tout un florilège de paralogismes qui faut apprendre à détecter afin de garder notre discernement. Sinon, le risque est d’en avoir l’esprit embrouillé.
On distingue paralogismes formels et informels.
1) Un paralogisme formel rompt avec les règles de la logique et s’autorise une conclusion qu’il n’était pas en droit de tirer. Une argumentation valide se doit de ne pas contenir de contradiction, sans quoi elle est dite inconsistante. Dès que nous repérons une contradiction, le raisonnement devient invalide. (exercices 25)
Si dans le même discours d’un politique on trouvait : On ne doit pas offrir de l’aide sociale aux gens, une économie de marché demande que chacun sur prenne en main » …. et plus loin : Il faut donner des subvention à la firme B, sans quoi, la compagnie ne survivra pas ». Il y a paralogisme manifeste.
Dans la figure dite de l’affirmation du conséquent, les deux prémisses du raisonnement sont vraies, mais la conclusion ne s’impose pas du tout, en latin on dit qu’elle est non sequitur.
Non avons vu l’exemple:
(N°1)
Tous les batraciens sont des animaux
Or les grenouilles sont des batraciens
donc les grenouilles sont des animaux
N. Baillargeon donne celui-ci :
(N°2)
Si vous êtes policier, vous possédez une matraque
Vous possédez une matraque,
donc vous êtes un policier.
Nous voyons que les prémisses ne garantissent nullement la conclusion. Nous avons vu le cas des grenouilles. Pour le policier : « Il peut fort bien arriver que l’on possède une matraque sans être policier et le fait d’être policier n’épuise pas les raisons par lesquelles on peut posséder une matraque ». Autre exemple :
(N°3)
S’il pleut, le trottoir est mouillé.
Le trottoir est mouillé,
Donc il pleut.
Inutile de dire qu’il peut très bien avoir d’autres explications du fait que le trottoir soit mouillé !
Plus difficile :
(N°4)
Si les structures de base d’une société
sont justes, |
Si P, alors Q |
Notez ici que l’argument est vicieux, car il est difficile à détecter et plus il est noyé dans un discours long et alambiqué, plus son repérage devient délicat. Or nous avons vu sur l’exemple des grenouilles, que la structure était d’un type non valide. Qu’est-ce qui nous pousse vers la faute logique ? Normand Baillargeon répond en disant que nous sommes abusés parce que le raisonnement ressemble à une autre forme logique appelée modus ponens qui elle est valide. Dans l’exemple précédent, la forme valide serait :
(N°5)
Si les structures de base d’une société
sont justes, |
Si P, alors Q, |
Dans la figure de la négation de l’antécédent, on a un effet du même genre.
(N°6)
Si je suis à Londres, |
Si P, alors Q |
Bien sûr, à part Londres, il y a bien des endroits où nous pouvons nous trouver, pour tout de même être en Angleterre. Comme précédemment, l’esprit est poussé à la faute par la ressemblance avec une autre forme qui elle est valide :
(N°7)
Si je suis à Londres, je suis en
Angleterre, |
Si P, alors Q, |
2) Un paralogisme informel fait entrer en jeu, non une faute de raisonnement, mais une propriété du langage telle que la polysémie, qui produit une confusion dans l’esprit dans la manière dont on décrit un fait à travers une analogie, une métaphore etc.
L’exemple le plus célèbre :
(N°8)
Tout ce qui est rare est cher.
Or un cheval bon marché est rare.
Donc un cheval bon marché est cher.
---------------La première
prémisse a l’air d’être vraie, mais elle est en réalité incomplète. La
valeur
d’une chose implique non seulement sa rareté, mais aussi son utilité.
Une chose rare mais complètement inutile à tout point de vue n’a aucune raison
d’être chère. L’omission (volontaire ou involontaire) de cet aspect empoisonne
l’argumentation. Quelques exemples fréquents :
- Le faux dilemme : (exercices 26)
- (N°8)
Tu utilises bien trop d’éclairage dans
ta maison, tu gaspilles de l’énergie.
- Qu’est-ce que tu voudrais ? que je m’éclaire à la bougie ?
Enfermer
l’adversaire dans un faux dilemme est une
stratégie courante en politique.
C’est une recette rhétorique: la position de l’opposant est si caricaturale, que
notre propre position devient alors la seule
possible. Mais c’est une tromperie,
car la plupart du temps, la dualité est fictive et il
y a des degrés intermédiaires. Entre le blanc et le noir, il y a les nuances du
gris, bref, un peu de bon sens dirait que l’on ne peut
pas trancher à la hache. Il faut aussi se méfier de la répartie ! (texte)
- La généralisation hâtive : (exercices 27)
(N°9) Tous les patrons sont des escrocs, je le sais, le mien est un vrai truand.
Encore un type de raisonnement expéditif, d’un seul cas, ou de quelques cas, on ne peut pas tirer de conclusions sérieuses, il y a aussi des patrons honnêtes et sérieux. En pareil situation, le sens critique veut que l’on se méfie des généralisations. Elles ne conduisent à aucune nécessité. (texte) Voir sur ce point la théorie des statistiques.
- La fausse piste : (exercices 28)
(N°10)
"Ne joue pas avec ce bâton pointu, tu pourrais te blesser.
-
Ce n’est pas un bâton papa, c’est un laser bionique" .
Le stratagème consiste ici à jeter l’interlocuteur sur une fausse piste pour lui faire oublier celle qu’il était en train de suivre. Par exemple, dans un débat politique, un des participants va se lancer dans une longue diatribe sur un sujet annexe qui divertit de celui qui était proposé. (texte) Une règle : dans un débat, rester vigilant et s’assurer que l’on ne perdre jamais de vue la question traitée.
- L’attaque envers la personne : (exercices 36)
Dans la scolastique il était appelé argumentum ad hominem. C’est le dérapage de la polémique qui déplace la discussion en s’en prenant à la personne au lieu d’en rester sur le terrain des idées, de ce qui est vrai ou faux. (texte) On ridiculise une idée, en la mettant dans la bouche de quelqu’un de détestable. On dit aussi « empoisonner le puis ». Parfois il suffit d’un seul mot :
(N°11) « Communiste ! »
Règle : « des idées ou des arguments valent par et pour eux-mêmes et on ne peut pas les réfuter simplement en attaquant le messager ». L’avantage ici, c’est que l’attaque envers la personne est un procédé assez facile à déceler.
- L’argument d’autorité : (exercices 30)
Déjà étudié précédemment comme critère de la vérité, dans son usage courant, l’argument d’autorité consiste à voir dans la vérité une opinion qui repose sur le poids ou la crédibilité de la personne qui la formule. (texte)
C’est tout à fait défendable si : a) son autorité consiste effectivement dans un savoir valide, donc une expertise véritable concernant le sujet qui nous occupe. b) S’il n’y a aucune raison de penser que l’expert ne dira pas la vérité. c) Si nous n’avons pas le temps et l’habileté nécessaire pour assimiler une information à caractère technique. Ne pouvant tout savoir ne pouvant vérifier par nous-mêmes toutes les sources, nous devons faire confiance dans la compétence de l’expert. (texte)
En revanche, l’argument devient très faible : a) dans les domaines où le savoir invoqué n’existe pas, est douteux ou n’autorise pas une parole assurée d’expert. C’est le cas classique des critiques que Socrate adresse aux sophistes. Difficile de ne pas avoir quelques doutes sur les « professeurs de vertu », ou les « professeurs de générosité ». b) Il peut aussi arriver que l’expert en question possède des intérêts dans ce dont il parle, ce qui risque d’orienter son jugement. Les firmes ont leurs conseillers en relations publiques et quand un problème survient, ceux-ci ont tôt fait de graisser la patte d’un expert pour démontrer qu’elles ne sont pas en tort. On peut trouver des « experts » pour démontrer que « l’alcool est bon pour la santé !» et que « le tabac n’est pas cancérigène ! » Il est bon de savoir pour le compte de qui un expert travaille et s’il n’y a pas de collusion d’intérêts c) enfin, cas très fréquent, la parole d’un expert ne vaut pas quand elle est prononcée sur un sujet en dehors de son domaine d’expertise. Il y a paralogisme à se servir d’une autorité en dehors du champ de sa compétence. « Einstein était certainement un important physicien, mais ses opinions politiques ne sont pas nécessairement meilleures que celles d’un autre pour autant ». Dans les années 30 Bernays avait montré qu’en utilisant l’autorité des stars du cinéma on pouvait même appuyer n’importe quelle opinion. « La publicité l’a bien compris en faisant appel à des gens célèbres, riches ou puissant pour faire la promotion d’un produit ».
- La pétition de principe : (exercices 29)
Paralogisme consistant à supposer par avance dans les prémisses ce qu’on veut démontrer en conclusion. Appelé en latin petitio principii.
(N°12)
Dieu existe, puisque la Bible le dit.
Et pourquoi devrait-on croire la Bible ?
Mais parce que c’est la parole de Dieu !
Ce qui n’est pas très démonstratif. La recommandation critique consiste ici à soigneusement distinguer les prémisses des conclusions.
- La confusion entre cause et corrélation : (exercices 31)
Paralogisme très fréquent et mode de pensée courant des gens superstitieux :
(N°13) J’ai
gagné au casino quand je portait cette chemise bleue,
Maintenant, je mets chaque fois cette chemise quand je vais au casino.
Il est
appelé en latin post hoc ergo procter hoc. L’erreur est bien sûr de
considérer comme une cause la simple corrélation de deux événements ou deux
éléments. Dans un hôpital, la présence des médecins va
avec celle des malades,
cela ne veut pas dire pour autant que les médecins sont cause de la maladie !
- L’appel au consensus d’opinion : (exercices 38)
Appelé ad populum. Consiste à en appeler au fait que « tout le monde pense que… ».
(N°14) La voiture X : n millions de conducteurs ne peuvent pas se tromper.
(N°15) Buvez la bière Y, la plus vendue en France.
Malheureusement, tout le monde peut aussi se tromper et il y a des illusions collectives ! Il faut se méfier de cet argument, car il ouvre la voie à la flatterie, à la démagogie, voire à la harangue exaltée et à la haine dans l’affrontement des peuples et des communautés. C’est un outil de manipulation très efficace. Il faut savoir sur quoi se fonde le soi-disant consensus.
- L’appel à la pitié : (exercices 32)
Paralogisme qui consiste à plaider des circonstances capables d’attirer la sympathie pour une cause ou une personne et insinuer en retour que le critère d’évaluation normal ne s’applique plus.
(N°16) Avant de critiquer le premier ministre, songez à la lourdeur de sa tâche, il doit en effet parvenir… »
(N°17) Si vous me faites échouer à l’examen ; je devrai le repasser, mais il faut que je travaille ». (Tous les correcteurs du bac ont des exemples de ce type à raconter).
Il y a manipulation manifeste quand la sympathie ne devrait pas entrer ligne de compte dans le jugement.
- L’usage de la peur : (exercices 33)
Nous avons vu précédemment à quel point la peur a été utilisée comme instrument de pouvoir. La menace détruit la valeur d’une discussion posée, même quand elle est voilée. L’appel à la peur inverse la procédure normale : au lieu de prendre en considération le sujet discuté et de peser les arguments, on dérive vers les conséquences de l’adoption d’une position en donnant à penser que l’option choisie serait désastreuse.
N°18. Ces militants menacent notre mode de vie, nos valeurs et notre sécurité.
N°19. Vous êtes une personne raisonnable... vous conviendrez avec moi que vous n’avez pas les moyens de faire face à un interminable procès.
N°20. Si vous me faites échouer à l’examen ; je devrai le repasser… je ne pense pas que mon père, votre doyen, aimerait beaucoup ça...
- La fausse analogie : (exercices 34)
La pensée analogique est utile, voire indispensable pour mieux saisir des relations. Cependant, toute analogie a ses limites ; parfois emprunter la direction d’une analogie non pertinente pour le sujet est une erreur qui conduit au paralogisme.
N°21. Une école est une petite entreprise où les salaires sont les notes données aux élèves.
N°22. La nature elle-même nous enseigne que seul les plus forts survivent : c’est pourquoi nous devrions légaliser l’eugénisme.
N°23. La pluie et l’érosion finissent par venir à bout des plus hauts sommets, la patience et le temps viendront à bout de tous vos problèmes.
Il faut en cette affaire examiner si les ressemblances et les différences entre les deux objets mis en relation sont importantes ou insignifiantes. Dans le second cas, il faudra dire bien haut que la comparaison ne vaut pas.
3) Nous le disions plus haut, il faut de l’entraînement et le discernement dans le raisonnement, cela se travaille. Les cas précédents montrent qu’il est facile de se faire abuser. Nous pouvons de temps à autre, dans le fil d’un discours, sentir « qu’il y a quelque chose qui cloche », mais sans pouvoir dire où ni pourquoi. La sagacité dans le raisonnement s’exerce et nous pourrions presque dire qu’elle se mérite !
Un des problèmes ardus à surmonter est l’usage du jargon. Comme nous l’avons vu, il est tout à fait normal dans un domaine et sur un objet précis d’utiliser des termes techniques. La précision de la pensée va avec la précision du langage. Toutefois, nous pouvons noter que même les théories scientifiques les plus complexes peuvent être exprimées dans un langage simple pour les rendre accessibles. Le cas est tout différent de cette manie qu’ont certains experts de compliquer inutilement les choses en employant un langage connu d’eux seuls, ce qui revient à cultiver un certain ésotérisme du savoir qui permet de dissimuler dans des mots grandiloquents un vide ou des sophismes. Baillargeon cite le legalese aux États Unis, jargon des avocats que des groupes proposent sur le Net de traduire. L’educando, jargon de l’éducation n’a pas encore été traduit !
Enfin, il faut se souvenir que la logique à elle seule ne peut pas tout résoudre, tout savoir comporte dans sa formulation une vérité formelle (raisonnement) (R) mais aussi une vérité matérielle (vérité de fait, le fond). Se tenir sur ses gardes pour éviter de tomber dans un paralogisme est de bonne prudence, mais croire qu’en traquant partout des paralogismes nous serons en possession de la vérité est prétentieux. Il faut trouver l’équilibre délicat entre l’attitude sceptique qui demande des justifications et l’ouverture d’esprit qui commande de rester disponible aux faits et aux idées nouvelles.
Normand Baillargeon cite Carl Sagan en conclusion :
« Il me semble que ce qui est requis est un délicat équilibre entre deux tendances : celle qui nous pousse à scruter de manière inlassablement sceptique toutes les hypothèses qui nous sont soumises et celle qui nous invite à garder une grande ouverture aux idées nouvelles. Si vous n’êtes que sceptiques, aucune idée nouvelle ne parvient jusqu’à vous ; vous n’apprenez jamais quoi que ce soit de nouveau ; vous devenez une détestables personne convaincue que la sottise règne sur le monde – et bien sûr des faits sont là pour vous donner raison. D’un autre côté, si vous êtes ouvert jusqu’à la crédulité et n’avez pas une once de scepticisme en vous, alors vous n’êtes même plus capable de distinguer les idées utiles et celle qui n’ont aucun intérêt ».
L’exercice critique est nécessaire pour se garder de la crédulité, car il est bon de chercher à mettre à l’épreuve les opinions, quelles qu’en soient les origines. Mais quand la critique devient à sa manière un dogmatisme sceptique, elle finit par rejoindre la crédulité, car le sceptique ne doute plus de rien en ce qui concerne ses propres positions.
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Nous vivons dans une époque de grande confusion qui réclame de notre part un travail constant de discernement. La manifestation de l’émotionnel est un rappel qui devrait nous inviter à nous tenir sur nos gardes. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il ne devrait pas y avoir aucun sentiment dans notre souci de trouver le vrai. Nous ne sommes pas des machines froides et insensibles ; l’insensibilité stérilise le mouvement de l’intelligence. Ce qu’il faut éviter, c’est que la réactivité émotionnelle submerge l’intellect et abolisse le discernement.
Reste que cette leçon nous aura appris au moins ceci : il faut sauvegarder notre indépendance d’esprit ! Nous avons trop facilement tendance à la perdre. Tant pis si cela coûte le fait de nous retrouver seul avec nos questions. L’intelligence a besoin de cette indépendance pour se déployer. Nous avons insisté pour dire qu’une connaissance de l’esprit sur le plan psychologique est indispensable. La seule logique ne peut suffire à nous préserver de l’erreur, tant que nous n’avons pas vu en nous même les mécanismes qui nous font entrer dans l’illusion. L’inverse est aussi vrai, car ce n’est pas la psychologie qui peut nous montrer les paralogismes qui abondent dans l’information dans laquelle nous sommes baignés. Les deux approches de la pensée sont nécessaires.
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Questions :
1. En quoi le manque de discernement relève-t-il d'un défaut de logique?
2. En quoi le sens de l'observation est-il tout particulièrement concerné dans l'art du discernement? ?
3. En quoi le bombardement publicitaire peut-il affecter le discernement du public?
4. En quoi l'illusion est-elle liée au manque de discernement?
5. Qu'est-ce qui pourrait contribuer à un certain talent dans le discernement?
6. Faire preuve de discernement, n'est-ce pas sur le plan moral se montrer prudent?
7. Dans un monde où le conditionnement de masse est devenu culture peut-on reproches aux hommes de manquer de discernement??
© Philosophie et spiritualité, 2009, Serge Carfantan,
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