Textes philosophiques

Normand Baillargeon      l'appel à l'autorité


Napoléon : — Giuseppe, que ferons-nous de ce soldat? Tout ce qu´il raconte est ridicule. 
Giuseppe : — Excellence, faites–en un général : tout ce qu´il dira sera tout à fait sensé.

La chose est entendue et inévitable compte tenu du peu de temps dont nous disposons, de nos goûts et de nos aptitudes individuelles: il nous est impossible d´être des experts en tout et nous devons donc, très souvent, sur une grande variété de sujets, consulter des autorités et nous en remettre à elles. Nous le faisons raisonnablement si : 
- l´autorité consultée dispose bien de l´expertise nécessaire pour se prononcer; 
- il n´y a aucune raison de penser qu´elle ne nous dira pas la vérité; 
- nous n´avons pas le temps, le désir ou l´habileté de chercher et de comprendre nous-même l´information ou l´opinion à propos de quoi nous consultons l´expert.

Il faut cependant le dire : même en ces cas où il est raisonnable de s´en remettre à l´opinion des experts, il reste sain de conserver une (au moins petite) dose de scepticisme : il arrive après tout que les experts se contredisent ou divergent d´opinion, qu´ils se trompent ou raisonnent mal.

On peut cependant distinguer au moins trois cas de figure où l´appel à l´autorité est fallacieux et appelle la plus grande suspicion.

     Le premier est celui où l´expertise présumée s´avère douteuse ou fragile. Le cas se présente par exemple lorsque le domaine de savoir invoqué ou bien n´existe pas ou n´autorise pas l´assurance avec laquelle sont avancées les affirmations de l´expert.

     Le deuxième est celui où l´expert a lui-même des intérêts dans ce dont il parle et qu´on peut dès lors raisonnablement penser que ces intérêts biaisent ou plus radicalement commandent son jugement.

    Le troisième, finalement, survient lorsque l´expert se prononce sur un sujet autre que celui où il dispose d´une expertise légitime.

    Dans tous ces cas, l´appel à l´autorité constitue un paralogisme et il faut s´en méfier — et en se rappelant que l´opinion de l´expert pourrait bien entendue être vraie tout de même, dans chaque cas. On ne parvient cependant bien souvent que difficilement à exercer cette légitime méfiance, tant l´attrait de l´expertise confère aux propos des experts une aura de respectabilité, y compris lorsqu´elle n´est pas méritée : c´est cela qui rend si pernicieux le paralogisme de l´appel à l´autorité.

     Considérons le premier des trois cas que nous avons distingués plus haut, celui où l´expert ne dispose pas d´un savoir qui l´autorise à parler comme il le fait de ce dont il parle.

     Viennent d´abord à l´esprit — et c´est Socrate qui l´a fait remarquer le premier — tous ces domaines où il n´est pas raisonnable de penser qu´il existe une expertise. On se méfierait, avec raison,  de prétendus professeurs de bonté, d´experts ès gentillesse, d´écoles ou de collèges de générosité et ainsi de suite. Viennent ensuite à l´esprit tous ces cas où il n´y a pas tout simplement pas de consensus des experts et où, dès lors, le fait d´invoquer un expert pour trancher un débat serait fallacieux : c´est ce qui se produit si, discutant d´un problème moral, on argue que l´utilitarisme aurait définitivement prouvé que la solution en est telle ou telle.

     Les cas les plus délicats sont toutefois ceux où il existe bien un domaine de savoir, mais où celui-ci ne permet pas d´inférer la ou les conclusions qu´on prétend en tirer. Bien des commentateurs de l´actualité économique qui sévissent dans les médias nous fournissent ici un exemple parfait. L´incertitude de la science économique, d´une part, le fait que les décisions économiques sont des décisions politiques et sociales reposant nécessairement sur des valeurs de l´autre, interdisent à ces personnes de parler comme elles le font parfois : en le faisant, elles commettent le paralogisme d´appel à l´autorité.

     Venons-en au deuxième cas de figure. Ici, on s´en souvient, l´expert a un intérêt dans le sujet sur lequel il se prononce et cet intérêt —il s´agit souvent d´un intérêt financier — biaise ou commande littéralement la conclusion qu´il défend. On en trouvera, hélas, de nombreux exemples. C´est ainsi que les compagnies de tabac ont proposé à des chercheurs, contre rétribution financière,  de proclamer publiquement, pseudo-recherches à l´appui, que le tabac n´était pas cancérigène — voire pas nocif pour la santé : ces compagnies ont trouvé des chercheurs acceptant de vendre leur expertise pour un plat de lentilles. Les firmes de relations publiques, les entreprises, d´autres groupes d´intérêt mettent parfois sur pieds de prétendus groupes de recherche destinés à promouvoir leurs idées et intérêts en leur donnant l´aura de respectabilité, de désintérêt et d´objectivité que procure la science. La présente catégorie peut être étendue pour inclure toutes ces formes d´appel à ce qui confère de l´autorité — ce qui comprend dès lors bien des choses autres que le savoir. La publicité l´a compris, en faisant appel à des gens célèbres, riches ou puissants pour endosser un produit.

     Notre troisième et dernier cas de figure est celui où l´expert, possiblement de bonne foi, se prononce sur un sujet autre que celui sur lequel il dispose d´une légitime expertise. Ce qui se produit alors, nonobstant la bonne foi de l´expert, est que l´auditoire tendra souvent à attribuer à ses propos une autorité qu´ils n´ont pas. C´est ce qui se produit lorsqu´un prix Nobel de médecine se prononce sur, disons, des questions d´éthique et qu´on attribue à ses propos une expertise qu´ils n´ont pas. De même, Einstein était certainement un immense physicien, mais ses opinions politiques ne sont pas nécessairement meilleures pour autant.

     Ici encore, cette catégorie peut être étendu pour couvrir tous ces cas où des personnalités publiques, des vedettes, des gens riches et célèbres sont invitées à se prononcer sur diverses questions sociales, politiques ou économiques auxquelles, trop souvent, elles ne connaissent rien.

Petit cours d'autodéfense intellectuelle, éditions Lux.

Indications de lecture:

Voir la leçon Éducation et discernement, partie C.

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