Textes philosophiques

Normand Baillargeon      l'appel à l'ignorance


     Lorsque, malgré tous nos efforts pour les réunir, nous ne disposons pas des faits pertinents et des bonnes raisons qui nous permettraient de conclure et de nous prononcer sur une proposition, ne pas conclure est précisément ce qu´il est rationnel de faire. On se déclare alors agnostique, (c´est-à-dire qu´on reconnaît qu´on ne sait pas) quant à la proposition examinée.

     L´argumentum ad ignorantiam est commis lorsque, en l´absence de faits pertinents et de  bonnes raisons, on conclut tout de même à la vérité ou à la fausseté de la proposition examinée .

     On l´aura deviné : ce paralogisme peut prendre deux formes. La première consiste à conclure, du fait qu´on ne peut démontrer que telle conclusion est fausse, qu´elle doit donc être juste; la deuxième, à conclure, du fait qu´on ne peut prouver une conclusion, qu´elle doit être fausse.

     Une légende médiévale nous donnera un exemple amusant[1]. Une secte religieuse possédait une statue dotée d´une étrange propriété. Une fois par an, à un jour fixe, les membres de la secte se réunissaient et, les yeux baissés, priaient devant elle. La statue, alors, s´agenouillait et versait des larmes. Cependant, si un seul membre de la secte la regardait, la statue restait immobile. La réponse des membres de la secte à l´objection évidente que soulevaient les mécréants était un superbe et exemplaire ad ignorantiam : le fait que la statue est immobile quand on la regarde ne prouve pas qu´elle ne se met pas à genoux pour pleurer quand on ne la regarde pas.

     Considérez encore un exemple. «C´eût été porter gravement atteinte à la gloire et à la divinité du Pharaon que de consigner par écrit le fait que des esclaves Juifs avaient réussi à fuir l´Égypte ou d´en garder la mémoire vivante. Et c´est pourquoi la Bible seule en parle et qu´il n´y a aucune autre trace — archéologique, historique, ou autre — de cet événement.»

     On ne reconnaît cependant pas toujours ces paralogismes aussi facilement, peut-être surtout lorsque nous les commettons. Tout se passe ici comme si on faisait preuve d´une plus grande indulgence épistémologique devant nos croyances préférées et sommes dès lors tentés de dire qu´il faut bien tenir pour une preuve de leur valeur le fait qu´il n´y ait pas de possibilité de conclure à leur fausseté — ou inversement. Par exemple qui croit aux extra-terrestres lancera sentencieusement: «Après, tout, on n´a jamais prouvé qu´ils n´existent pas. Ils doit donc y avoir quelque chose de vrai là-dedans.». Sur le terrain de la parapsychologie, justement, ces paralogismes fleurissent. «Personne n´a pu démontrer que X trichait durant les expériences de voyance : il doit donc avoir un don». Durant les tristement célèbres auditions du sénateur McCarthy, on pouvait allègrement alléguer du fait que le FBI ne disposait d´aucune donnée infirmant qu´une personne était communiste à la  conclusion que cette epsilon devait donc l´être.

     Une autre raison qui explique la difficulté à détecter l´ad ignorantiam est qu´il y a des cas où il est parfaitement légitime de conclure à partir de l´absence de quelque chose. Par exemple, si des résultats d´analyse fiables montrent qu´il n´y a pas de cholestérol dans votre sang, il est raisonnable de conclure qu´il n´y en a pas. On notera ici que l´absence de cholestérol lors d´un tel test fournit justement des faits pertinents et des bonnes raisons pour la conclusion à laquelle on adhère.

 Petit cours d'autodéfense intellectuelle, éditions Lux.

Indications de lecture:

Voir la leçon Éducation et discernement, partie C.

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