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Textes philosophiquesEmmanuel Levinas la relation sans pouvoirComprendre une personne, c’est déjà lui parler. Poser l’existence d’autrui en la laissant être, c’est déjà avoir accepté cette existence, avoir tenu compte d’elle. « Avoir accepté », « avoir tenu compte », ne revient pas à une compréhension, à un laisser-être. La parole dessine une relation originale. Il s’agit d’apercevoir la fonction du langage non pas comme subordonnée à la conscience qu’on prend de la présence d’autrui ou de son voisinage ou de la communauté avec lui, mais comme condition de cette « prise de conscience »... La rencontre d’autrui consiste dans le fait que malgré l’étendue de ma domination sur lui et de sa soumission, je ne le possède pas. Il n’entre pas entièrement dans l’ouverture de l’être où je me tiens déjà comme dans le champ de ma liberté. Ce n’est pas à partir de l’être en général qu’il vient à ma rencontre. Tout ce qui de lui me vient à partir de l’être en général s’offre certes à ma compréhension et à ma possession. Je le comprends à partir de son histoire, de son milieu, de ses habitudes. Ce qui en lui échappe à la compréhension, c’est lui, l’étant. Je ne peux le nier partiellement, dans la violence, en le saisissant à partir de l’être en général et en le possédant. Autrui est le seul étant dont la négation ne peut s’annoncer que totale : un meurtre. Autrui est le seul être que je peux vouloir tuer. Je peux vouloir. Et cependant ce pouvoir est tout le contraire du pouvoir. Le triomphe de ce pouvoir est sa défaite comme pouvoir. Au moment même où mon pouvoir de tuer se réalise, autrui m’a échappé. Je peux certes en tuant atteindre un but, je peux tuer comme je chasse ou comme j’abats des arbres ou des animaux — mais c’est qu’alors j’ai saisi autrui dans l’ouverture de l’être en général, comme élément du monde où je me tiens, je l’ai aperçu à l’horizon. Je ne l’ai pas regardé en face, je n’ai pas rencontré son visage. La tentation de la négation totale mesurant l’infini de cette tentative et son impossibilité — c’est la présence du visage. Etre en relation avec autrui face à face — c’est pouvoir tuer. C’est aussi la situation du discours... En quoi la vision du visage n’est plus vision, mais audition et parole, comment la rencontre du visage — c’est-à-dire la conscience morale — peut être décrite comme condition de la conscience tout court et du dévoilement, comment la conscience s’affirme comme une impossibilité d’assassiner, quelles sont les conditions de l’apparition du visage, c’est-à-dire de la tentation et de l’impossibilité du meurtre, comment je peux m’apparaître à moi-même comme visage, dans quelle mesure enfin la relation avec autrui ou la collectivité est notre rapport, irréductible à la compréhension, avec l’infini ? — voilà les thèmes qui découlent de cette première constatation du primat de l’ontologie. La recherche philosophique ne saurait en tout cas se contenter de la réflexion sur soi ou sur l’existence. La réflexion ne nous livre que le récit d’une aventure personnelle, d’une âme privée, retournant à elle-même sans cesse, même quand elle semble se fuir. L’humain ne s’offre qu’à une relation qui n’est pas un pouvoir. Entre Nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Grasset, Paris, 1998, p. 17.20-22. Indications de lecture:Voir la leçon la question de l'altérité.
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