Leçon 100.   La question de l’altérité            

    Dans le terme « autrui », il y a « autre » et autre, s’oppose communément à « moi ». Il y a moi et il y a l’autre et l’autre n’est pas moi, mais un autre que moi. Si « moi » je suis tel individu, A, la cinquantaine, alsacien, père de deux enfants, gendarme de son état, il y a « l’autre », B vingt ans, étudiant en lettres, résidant en chambre universitaire, venu de Metz, par ailleurs musicien dans une formation de rock. Ce que nous mettons en valeur dans la relation, c’est d’abord la différence, ici la différence entre A et B. Ces deux personnes ne peuvent guère se comprendre, tant elles sont différentes, donc, elles sont vouées à la mécompréhension mutuelle, en raison de leurs différences.

    A insister trop sur la différence, on tend à montrer les abîmes qui séparent les hommes. Or toute communication suppose bien quelque chose de commun. Si je n’avais strictement rien de commun avec autrui, je ne pourrais pas communiquer avec lui. Il faut que le Même prédomine sur l’Autre, pour que la communication devienne possible. Si je suis incapable de voir en face de moi un être humain, si je ne vois que ce que je pense en me représentant là un « juif », un « arabe », ou un « fonctionnaire » etc. il est clair que l’image de l’autre contribue à renforce la séparation et à rendre impossible toute communication.

    Les courants de pensée de l’après-guerre ont beaucoup insisté sur l’altérité. Mais faut-il voir autrui à travers l’altérité ? Est-ce par l'altérité que l'existence d'autrui se définit ? Et puis, de toute manière, l’altérité se situe-t-elle dans le rapport à autrui, ou précède-t-elle la relation à l’autre ?

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A. Le Même et l'Autre

    Arrêtons-nous sur les termes. Il faut d’abord noter qu’avec l’altérité, nous avons affaire à un concept fortement marqué par la dualité. L’intellect aime les découpages clairs, tranchés, sans ambiguïté et là il est servi. La pensée duelle se traduit par des oppositions claires. Mais justement, il est indispensable de surmonter une dualité que nous avons tendance à réifier par le langage. (texte) Sur quelle pente la logique de la dualité nous emporte-t-elle, quand elle s’empare d’un concept tel que l’altérité ? Le mot altérité désigne le caractère de ce qui est Autre. L'autre s'oppose à l'identité, (R) le caractère de ce qui est dans l'ordre du Même. De là découlent une série d'opposions inscrites dans la dualité que l’on peut déduire aisément. Dans l’attitude naturelle, elles se situent d’abord ans la relation à autrui :

(à compléter exercice 3n)

Autre

Même

Altérité

 

Différence = « les autres »

 
 

Egalité de condition
communauté de langue
similitudes physiques d’apparence,
communauté de culture :


 

Rapprochement
 « mon pays »
 « ici »
 « ma terre »

L’étrangeté : autrui comme l'étranger
 « les autres »

 

Le Multiple

 
  

    Une fois que la pensée s’engage sur la voie toute tracée de la dualité, elle suit sa logique de la séparation, c'est-à-dire une logique de la fragmentation. Cependant, l'altérité peut se définir de deux manières :

    a) Soit dans l'opposition du sujet à l'objet, le moi s'opposant au non-moi. .Dans la connaissance comme dans l'action l'autre se définit comme ce qui s'oppose au sujet et que le sujet doit surmonter pour se l'approprier. Si on s'en tient à la logique, la relation d’altérité, nie que deux termes soient identiques. Identité et altérité sont alors posées comme en contradiction l’un avec l’autre. Du point de vue de l'ontologie, la science de l'Être, le Même et l'Autre sont appelés des genres de l'Être.

    Dans l’existence, Platon l’a souligné, les choses participent du Même et de l'Autre. La Nature surmonte par avance nos catégories duelles. Prenez deux feuilles de platane dans la court, elles sont tout à fait semblables, construites sur un même modèle. Cependant, aucune n'est strictement superposable l'une à l'autre. Les cristaux de neige sont identiques dans leur forme, mais, c'est très étonnant, aucun n'est exactement semblable à l'autre. Deux êtres humains sont, en tant qu'être humain, identiques, mais de part leur bagage génétique, leur éducation, leur culture, leur histoire, leur caractère, ils sont très différents. La Nature, très visiblement, promeut la différence, (R) mais elle ne promeut le différent qu'à l'intérieur de l'identique. Il y a dans la réalité une inclusion réciproque de l’altérité et de l’identité. La différence ne fait jamais différer totalement; la ressemblance ne fait jamais ressembler totalement. Les réalités sont des mélanges, des mixtes de Même et d’Autre. C’est pourquoi elles peuvent être déterminées et appartenir, comme déterminations distinctes, complémentaires, à un même système dans lequel l'unité englobe la différence sans s'y perdre.

    Si dans l’existence, l’identité était pure, comme en logique, tout serait indistinct. On ne comprendrait pas pourquoi l’univers comporte autant de diversité. Ce serait comme vouloir faire une symphonie avec une seule note. Mieux, il n’y aurait pas de Tout, car pour qu'il y ait un Tout, il faut bien qu'il soit l’unité d’une pluralité. L'inverse est tout aussi vrai, car si l’altérité était pure, tout serait dissocié, dispersé, séparé, en fragmentation selon l'image même d'un pur chaos. En fait, la multiplicité ne serait même pas plusieurs, car rien ne ferait nombre avec rien, il serait impossible de compter quoi que ce soit. Cette idée, Platon l'a clairement formulé, en montrant ainsi qu'altérité et identité sont des termes duels et relatifs. Les contraires naissent et meurent ensemble, ils ne peuvent avoir d'existence l'un sans l'autre. Ils doivent être constamment pensés ensemble, car ils entrent dans la composition de toute existence et c'est ainsi seulement qu'il peut y avoir une Totalité, un monde différencié, et un Univers. Le mot Univers enseigne cela, UN qui en lui uni le diVERS. UNIVERS. Le divers est l'Autre et l'Autre est pris dans le Même, qui est l'Un. Cela nous permet de comprendre ce qui sépare la représentation grecque du cosmos, s’opposant à celle d’un chaos, Dans le cosmos, la diversité est unifiée de manière harmonique. L’unité enveloppe la diversité et la soutient. Dans la représentation du chaos, l’altérité fait éclater la diversité.

    ------------------------------b) Cependant, quand nous parlons aujourd’hui d’altérité, c’est dans un autre sens. La philosophie contemporaine, suivant en cela les inquiétudes présentes dans l’attitude naturelle, a mis en évidence une seconde altérité, celle qui oppose non pas le sujet à l'objet, mais le sujet à un autre sujet, donc comme un autre moi en face de moi et qui se différentie de moi.

    En effet, à l’intérieur de la relation à autrui, le problème de l’altérité devient plus difficile. Prenons nos relations immédiates : il y a une proximité, une chaleur entre deux personnes qui s'aiment, ce qui veut dire que le Même y est plus éveillé que l'Autre. Entre les parents et l'enfant déjà plus d'altérité se manifeste. La crise de l'adolescence fait que celui qui auparavant se situait dans le giron de la famille veut se situer par opposition, par différence. Il revendique son altérité. D'une génération à l'autre le fossé s'accroît. Nous nous sentons très différents par rapport à nos grands-parents, et encore plus différents par rapport à la génération de nos arrière-grands-parents. Le Temps creuse l'altérité. Il fait d'ailleurs que moi-même je deviens autre au point de voir celui que j’étais comme un autre moi même. Quand je le regarde dans le passé, je me trouve autre par rapport à aujourd'hui : je ne suis plus cet individu là, je suis maintenant différent, autre. L'ami dont j'étais proche autrefois, avec le temps lui aussi a changé, il est devenir autre et ce que nous partagions autrefois ne nous rapproche plus vraiment. L'altérité s'est développée entre nous. Le voisin qui habite près de chez moi est plus dans l'ordre de l'autre que du même. L'autre s'accroît avec la différence de culture et l'écart de temps. Il m'est difficile de saisir ce que peut représenter la culture chinoise, pour moi qui a été élevé en Europe, avec d'autres repères culturels. Pour finir, demandons-nous par exemple : serait possible à un historien occidental d'écrire une histoire de la Chine impériale du XI ème siècle? L’altérité est grande, si grande qu’il semble que c'est à un historien chinois de le faire, car il sera plus proche de son sujet, il aura à surmonter l’obstacle de la distance culturelle, mais à un degré moins élevé qu’un historien européen désigné pour le même travail. Il semble que l'altérité avec l’autre homme puisse se démultiplier à l'infini et qu'alors le vrai problème est plutôt de savoir en quoi les hommes participent d'une unité commune, tant est grande la diversité qui les caractérise.

    Ou plutôt, quand est entièrement perdue de vue l’unité humaine, se pose la question de la reconnaissance de la différence pour la différence. C'est aussi en réaction contre les totalitarismes, que la pensée contemporaine en est venue à admettre que la connaissance d'autrui devait être fondée sur la reconnaissance de la différence. Confronté au quotidien avec le problème du racisme, nous sommes devenus très susceptibles quant au respect de la différence. L’autre, l'étranger, a droit de cité parmi nous et il est hors de question d'introduire un quelconque jugement qui instaurerait une ségrégation fondée sur la couleur de peau, la race, la langue, la culture, les manières de vivre etc. La différence doit être acceptée pour ce qu'elle est, admise comme un fait, de la même manière que nous acceptons comme un fait la différence au sein de la Nature. Après tout, dans un bouquet, l'œillet est différent de la rose ou le mimosa. C'est la diversité qui donne à l'unité sa richesse, son abondance, sa gaieté et sa vie. Or, dans le monde humain, il semble que la diversité d’emblée fasse problème. Il nous est étrangement difficile d'accepter la diversité humaine comme telle. A partir du moment où la catégorie de l’autre surgit dans le langage, le sens de la dualité est là, le sens de la séparation devient aigu, et dès lors la classification de ce qui est Autre tombe très vite dans l'étranger, voire ce qui est forcément hostile, car incompréhensible de notre point de vue, de notre idée du Même, de notre culture. (texte)

B. Autrui et le tout Autre

    Mais peut-on fonder le respect d’autrui sur la reconnaissance de la différence pour la différence ? De ce point de vue, l'Autre est tout à la fois ce que je dois accepter, mais en même temps ce que je ne puis comprendre. L'autre devient une sorte d'énigme vivante dont je n'aurais jamais la clé, car il est Autre et je ne puis le ramener de force à moi, je ne puis de force l'identifier à moi.

    Autrui se donne à moi dans un visage qui est en lui-même un paradoxe : il montre et il dérobe à la fois. Le face à face avec l'autre n'est pas seulement une co-présence, il est une proximité, mais ce Levinas veut montrer, c'est que ce n'est pas la proximité de l'égal à égal, mais une dissymétrie dans laquelle la primauté de l'autre renverse la perspective du moi replié sur lui-même et d'une conscience qui se voudrait spectatrice. Autrui vient fissurer mon moi et m'ouvre sur l'abîme de l'étrangeté absolue. La conscience se voudrait spectatrice et elle doit devant autrui abandonner la prérogative de sa maîtrise. Autrui apparaît dans son visage, (texte) selon l'exemple des suppliciés juifs des camps de concentration, comme une présence infirme, suppliante, faible et vulnérable : « Il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer ». Cf. Ethique et infini.

    Autrui s’impose à moi en m'assignant une présence qui n'est pas celle d'une conscience intérieure, mais de l’imposition du dehors de l’autre, d'une obligation qui m'arrache à l'indifférence. L’ek-stase de la différence humaine m’interpelle et me provoque, me chasse de moi-même. Ce n'est pas le don de soi, ou la générosité qui rencontre autrui, mais la réponse que m'impose un visage, une présence qui m'arrache à moi-même, implique une sortie de soi, un exode. Mais en même temps, l’autre n’est pas un objet. Il est un sujet qui attend de moi, observe et juge. Autrui m'assigne au tribunal de sa présence. «Le visage d’Autrui met en question l’heureuse spontanéité du moi, cette joyeuse force qui va [...]. Autrui comme Autrui se révèle dans le Tu ne commettras pas de meurtre  inscrit sur son visage».

    Dès que je suis dans le face à face, je suis convoqué devant autrui, ce qui veut dire que ma conscience sort d’elle-même pour aller là vers un autre, ainsi du souffle qui sort de moi vers lui pour lui parler. La parole est une expiration qui s'achève dans un autre qui est un "me voici" face à moi. Selon Levinas, cette relation d'asymétrie obligeante est l'expérience première de la relation. Cette conscience qui sortant de soi, saigne de son amour-propre et s'évide vers l'autre que soi est la conscience d'autrui. Dès lors, l’éthique ne peut être, de ce point de vue, la recherche d’un quelconque perfectionnement et moins encore d’un accomplissement personnel, d’une réalisation de soi. L’éthique est un appel à ma responsabilité à l’égard d’autrui. (texte) Cette responsabilité, nul de peut l’assumer à ma place, et elle me chasse de tout centre personnel. Elle me chasse de moi vers l’autre, parce qu’autrui n’est pas une chose, n’est pas un concept, n’est pas une entité définie par un personnage, une personnalité, un tempérament, un caractère, une situation sociale, un objet de connaissance possible, ou une représentation. Autrui n’est pas pensable, parce que le visage d’autrui est expression, discours et surtout demande, supplication et commandement qui m’est adressé par l’Autre. Quand je regarde autrui, je suis transporté dans un au-delà qui me révèle un Infini que je ne pourrais jamais trouver en moi-même, l’Infini de l’Autre. Rien ne saurait être plus inconnaissable plus étrange ni plus étranger que l’Autre. Ce qui demeure en présence de l’autre, c’est donc l’abîme, la béance ouverte de l’obligation envers l’autre, l’exigence d’une réponse, d’une aide, d’une sollicitude. (texte)

    La rencontre éthique d’autrui ne fait pas du moi un objet, elle fait de moi un sujet responsable devant l’autre (texte) qui est exigence de décentrement de ma liberté vers l’autre. Certes, l’autre est celui contre lequel je peux tout, tant que « moi » a une importance, mais justement, ce n’est pas là que se situe la relation morale. L’autre est celui auquel je dois tout et qui par son seul visage m’impose de renoncer à la violence. La dissymétrie de la relation est telle, que je ne peux même pas prétendre à une réciprocité. Le visage d’autrui « m’ordonne de le servir », « Le visage me demande et m’ordonne. (texte) Sa signification est un ordre signifié. Je précise que si le visage signifie un ordre à mon égard, ce n’est pas de la manière dont un signe quelconque signifie son signifié ; cet ordre est la signifiance même du visage ».  L’obéissance à ce que me prescrit le visage de l’autre est la seule loi morale. Ce n’est pas la loi morale prescrite par la raison, ce que Kant montrait dans La Critique de la Raison pratique. C’est la loi surgie de l’épreuve d’une subjectivité rencontrée dans le face à face, d’une subjectivité hantée par l’altérité obligeante du prochain. La relation éthique n’est ni une rencontre sur un pied d’égalité, ni l’objet d’un contrat social, ni une amitié réciproque, elle n’existe que lorsque je suis arraché à moi-même vers l’autre et placé en situation d’obligation. Ainsi se comprend, pour Levinas, cette préséance d’autrui qui existe déjà dans la politesse : « après vous Monsieur ! », ainsi se comprend l’urgence et la préoccupation à l’égard de celui qui est démuni ou étranger, de celui qui a souffert de persécutions.

    Adieu l’autonomie du sujet donc, pour une responsabilité irrévocable qui assigne tout sujet à n’être sujet que pour autrui. Et c’est là un curieux point commun avec Sartre, que l’idée d’une responsabilité totale à l’égard de tout être humain, responsabilité qui implique d’emblée le poids de la culpabilité : « Vous connaissez cette phrase de Dostoïevski, ‘Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres’. Non pas à cause de telle ou telle culpabilité effectivement mienne, à cause de fautes que j’aurais commises ; mais parce que je suis responsable d’une responsabilité totale, qui répond de tous les autres et de tout chez les autres, même de leur responsabilité ». Et on devine ce qui va venir plus loin dans le propos de Levinas : « je suis responsable des persécutions que je subis. Mais seulement moi ! Mes proches ou mon peuple sont déjà les autres et, pour eux, je réclame justice ». Nous pourrions penser que je suis alors renvoyé à mon identité comme sujet moral. Mais parce que, conformément à l’orientation de la doctrine, il est hors de question de donner à l’identité un statut premier : « Il s’agit de dire l’identité même du moi humain à partir de la responsabilité, c’est-à-dire de la responsabilité, c’est-à-dire de… cette déposition du moi souverain dans la conscience de soi, déposition qu’est précisément la responsabilité pour autrui ».

    En déniant à l’identité une valeur fondatrice, pour décerner la valeur à l’altérité, Lévinas doit aborder la relation à Dieu de la même manière. L’élan qui tend vers l'autre est pour Levinas élan vers l’Autre, le type même de la relation à Dieu, comme Tout Autre absolu, dont la trace insaisissable d’Infini est pourtant donnée dans la présence d'autrui. Dieu n'est pas immanent (R) en moi, il n’est pas le Soi, il n'est pas immanent au monde, tel le Dieu cosmique de Giono, il n'est ni sujet, ni objet, il se tient dans l'illéiété absolue, dans la troisième personne, l’Autre. En conséquence, la mystique et le sacré n’ont plus ici aucun sens. La mystique est dépourvue de sens, parce que la possession de l’homme par Dieu ne peut être que chimère, fantasme et illusion, Dieu est définitivement transcendant. La présence du Sacré dans le monde, de même, est chimérique et n’est que régression dans la magie. "Elément impur de magie et de sorcellerie". Dieu n’est pas l’Être, mais Autre et Autrement qu’être. Dieu ne peut pas non plus faire l’objet d’une connaissance. Il n’y a pas de connaissance de Dieu, pas de théologie rationnelle et la religion n’est en définitive que morale. Aussi ne faut-il ne retenir de la religion que ce qu’elle délivre à titre de loi morale à l’égard d’autrui : les tables de la Loi données à Moïse. « Dans l’Arche sainte d’où Moïse entend la voix de Dieu, il n’y a rien d’autre que les tables de la Loi… connaître Dieu, c’est savoir ce qu’il faut faire ». D’où l’importance réassurée de la crainte de Dieu. Pourquoi en effet faudrait-il craindre Dieu ? Parce qu’il faut craindre pour l’autre homme. La Bible est là pour enseigner le devoir inconditionnel envers autrui, sans souci de sa propre personne.
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    En conséquence, le radicalisme de l’orientation de la doctrine de Lévinas, le pousse par principe à chercher la polémique avec les doctrines fondées sur la vision de l'Unité, sur la Totalité, pour leur préférer à chaque fois une représentation fondée sur la dualité, la Différence et la multiplicité irréductible. Lévinas soutient en tout domaine vigoureusement le pluralisme et le relativisme, et désavoue toute pensée qui tend à l’Unité. Contre la Totalité, il invoque l'Altérité. C’est ce qui l'amène par exemple à dénoncer l'ivresse du Sacré (pressentiment de l'Unité), le mythe (tentative d'unification). C’est ce qui le conduit à une vigoureuse polémique contre tout Impersonnel qui anéantirait l’être humain (le système unique), contre toutes les idoles (chosification anthropomorphique du Tout Autre), contre les totalitarismes de style hégélien, (l’État machiavélique et ses raisons d’État), contre tous les systèmes, (la raison ne peut composer qu’une totalité) contre les idéologies totalisantes de l’hitlérisme avec son antisémitisme, (réduction à l’unité d’une race supérieure), contre l’intolérance (non-respect de la diversité). Cette polémique se veut a contrario en même temps un plaidoyer pour le pluralisme, la diversité et le respect de la différence.

    On a rarement poussé aussi loin la philosophie de l’altérité. (texte) Il ne s’agit pas ici d’une sorte de militantisme, tel le personnalisme de E. Mounier, qui entendrait défendre autrui comme personne. Cela va bien plus loin, car le souci principal de Levinas est de placer l’éthique au cœur de l’ontologie, ou même en lieu et place de l’ontologie. Cela explique par exemple sa position critique à l’égard de Heidegger. Ce que Lévinas reproche à la philosophie de l’Être de Heidegger, c’est d’être une ontologie impersonnelle, une ontologie sans morale.

C. L'unité de la Vie et l’altérité

    Mais la Science de l’Être, l’ontologie n’est pas une morale, l’ontologie est sous-jacente à toute représentation de la morale. Comme le souligne David Hume, ce n’est pas à la morale de décréter ce qui est, à partir de ce qui devrait être, c’est à l’intelligence de rencontrer l’être pour lui-même, indépendamment de toute considération morale. L’être et le devoir-être ne sont pas synonymes, pas plus que le réel ne se confond avec l’idéal. Partir de l’idéal pour tenter de comprendre le réel est la manière la plus illusoire de le rencontrer.

    D’autre part, il faut prendre garde de ne jamais confondre l’unité et l’unicité, de ne pas confondre la vision de l’unité et la « pensée unique ». La conscience d’unité implique l’unité d’une diversité. Le point de vue qui part de l’unicité tend par contre à nier le multiple pour le ramener de force à l’ordre d’un concept totalisant. Il est indispensable de ne pas confondre ces notions, pour ne pas partir en guerre contre des doctrines à partir d’une interprétation erronée.

    La catégorie de l’Autre, est un principe ontologique qui, dans l’existence relative, se conjugue nécessairement avec le Même. Dans le monde relatif de l’espace-temps-causalité qui est le nôtre, elle n’a aucun sens absolu, car il n’existe que des mixtes. C’est seulement du point de vue de l’Absolu que l’on peut opposer l’axe de différenciation de l’Autre et la manifestation auto-impliquée du Même. Ce thème est illustré très précisément dont la mythologie. Le thème principal de la mythologie est de montrer comment l’Un se manifeste dans la diversité relative, et son altérité infinie, tout en restant éternellement le Même.

    Maintenant, s’agissant d’autrui, il faut prendre garde aux mots. Le mot autrui nous abuse, car il met d’emblée l’accent sur la différence, l’altérité, alors même qu’il serait dépourvu de sens s’il n’y avait pas simultanément entre moi et l’autre une unité fondamentale. Autrui ne veut pas dire Autre. Par delà nos différences, nous sommes l’un et l’autre, moi et l’autre, des êtres humains. Si je mets de côté tout ce par quoi je constitue une image de l’autre, avec les différences de couleur de peau, de physique, de langue, de culture, d’histoire, de caractère, de tempérament, de personnalité, de situation sociale etc. Si je chiffonne l’image que je me donne de l’autre, par le jeu de la pensée, je rencontre simplement un être humain, avec lequel je suis toujours déjà familier en moi-même.

    C’est ce que l’amour exprime spontanément. « Quand vous aimez, l’autre n’est pas ». L’amour surmonte la dualité, l’altérité et la séparation et rétablit le lien originel, que la pensée tend, par ses divisons, à rompre. La pensée discursive donne à la représentation une importance telle, qu’elle engendre une identification qui nous fait tomber d’emblée du côté de l’objet. Elle oublie la source consciente dont elle provient, l’origine au sein de laquelle elle est elle-même apparue au cœur de l’Être.

    La pensée se déploie dans la dualité, précipite l’ek-stase du sujet, pose l’altérité et finit par creuser de manière exponentielle les abîmes de la séparation.Une conscience qui se laisse emporter dans les formes objectivées de la pensée, se trouve piégée par la complexité de ses propres constructions mentales et elle perd de vue l’unité. Elle se trouve sous l’empire de l’altérité. Cet oubli de l’unité en faveur du multiple a-t-il une origine « historique », une origine « culturelle » déterminée ? Faut-il convoquer toute l’histoire de la pensée, la dialectique des systèmes philosophiques, les changements de conditions sociales pour en rendre raison ? Non. L’éclatement de l’altérité et la déréliction dans l’altérité est la chose la plus commune et la plus banale du monde. Elle se produit peut après mon réveil chaque matin quand, sortant du Soi où je m’étais replié dans le sommeil, je me sens précipité dans un monde autre et étranger. Tout être humain connaît cet égarement dans l’étrangeté du monde, tout être humain connaît de manière commune et habituelle l’altérité. Le sens de l’altérité n’a pas besoin d’être enseigné, il est la caractéristique la plus banale de notre expérience de l’état de veille, dans la dualité. Qu’il puisse par contre exister une conscience d’unité, où l’altérité serait comme enveloppée par un sens de l’unité plus vaste et plus profond, voilà qui par contre de quoi nous étonner. Tout homme qui entend parler de la conscience d’unité pressent au fond de son âme comme un tremblement. Il y a là un appel intérieur et une invitation intime ; et si nous entendons cet appel, c’est bien parce que nous sommes communément perdus dans l’altérité. C’est aussi pour cette raison aussi que la conscience ordinaire est conscience commune : je est d’abord « les autres » avant que d’être soi. Il est dans la nature même de l’état de veille d’être structuré sur la préséance de l’intentionnalité, c'est-à-dire sur l’empire de la dualité sujet/objet. Il est dans la nature de la vigilance quotidienne d’être d’avantage une conscience de quelque chose, (sous l’empire de l’altérité), que d’être une conscience de soi, (sous l’enveloppement de l’identité). La vigilance, parce qu’elle est ek-statique, est dominée par le sens de l’altérité.

    Ce serait donc aller combattre des châteaux en Espagne et défoncer des portes ouvertes que de déployer son énergie pour mettre en évidence l’altérité. Ce qui fait problème, dans la relation à autrui, c’est que justement, je pense l’autre dans une altérité telle, qu’il me devient inaccessible et étranger. C’est quand l’autre devient un « tout autre » que la relation est impossible. La représentation d’un infini d’altérité en l’autre m’éloigne à tout jamais de la relation humaine. Le bruissement des concepts couvre et recouvre le sentiment de la présence humaine qui pourrait me donner une familiarité, une proximité que la pensée ne peut jamais m’offrir. Et la philosophie de l’altérité voudrait ajouter à ma perplexité en la marquant du sceau d’un inconnaissable métaphysique ! L’autre est incompréhensible ! Vous devez, par la pensée, accepter la différence sans rien y comprendre ! Cela s’appelle la tolérance. La tolérance est un concept pour ceux qui n’ont pas de cœur et n’ont jamais fait l’expérience de la sympathie, un concept pour ceux qui ne connaissent rien de l’amour et ne savent que parler de « responsabilité ». Un substitut mental, une béquille de l’intellect pour les amputés du cœur, comme dirait Brel.

    La première compréhension est la compréhension originelle de soi à soi, car comprendre, c’est cum-predere, prendre avec soi. La première familiarité est la familiarité originelle de soi à soi, car nul ne saurait être le familier de qui que ce soit, s’il n’est d’abord le familier de lui-même. C’est seulement quand la conscience de soi a été établie que la conscience de l’autre peut l’être, et peut l’être sur un terrain qui n’est pas seulement celui de la pensée, mais sur celui du cœur. Là ou le Soi réside, se tient infiniment près de soi au point de ne pouvoir se séparer de soi, là où aucune altérité n’est possible, la pensée n’a pas accès, tandis que le sentiment par avance y a demeure, comme le dit si bien Michel Henry. C’est dans l’unité du sentiment, par delà toute altérité et différence, que prend place la compréhension. Dans les termes de textes spirituels contemporains : « Il n’existe pas de différence ni de séparation dans la référence au Soi mais unité. Il y a éveil de l’un par l’autre, compréhension au sens pur du terme de l’un par l’autre, c’est-à-dire prise de l’un en l’autre et de l’autre en l’un ». Les termes autre et un ne sont pas réversibles, car l’autre est dans l’Un et c’est dans l’un que l’autre est aimé et accepté pour ce qu’il est. « Dans les mille manière de parler, de décrire l’Unité, il y a celle qui joue le jeu de la différence et qui décide que, dans cette totalité, tout sert à l’unité, rien ne peut être en dehors d’elle. Elle est la voix qui dit d’ouvrir les bras et le cœur et de prendre tout en soi, de prendre tout, celle de l’acceptation ». Le Oui intégral à la Vie, à la vie qui est précisément le jeu de l’Unité dans la multiplicité. Ce que nous avons besoin de redécouvrir encore et encore, ce n’est pas tant de reconnaître par la pensée que l’autre est autre et tout autre, que d’aller trouver l’autre en soi-même. « Visitez les demeures des autres qui sont en vous. Allez rencontrer le autres qui sont en vous … Faites l’exercice de retrouver en vous – par le sentiment le plus profond – la présence de l’autre".

    Revenons maintenant sur le sens du Sacré, le sens de la mystique. Le sens du Sacré n’a rien d’une sorte de régression obscure dans la superstition et la magie. Il est la reconnaissance vivante, poignante, de la présence universelle de l’Unité dans la multiplicité. Et parce que cette soudaine transparence est la Vie même de ce que nous appelons la vie, elle est aussi la présence immanente du Divin au sein de la manifestation. La mystique surgit de cette enstase originelle. La mystique n’est pas le dévoiement du rapport à un dieu « tout autre », mais le dévoilement mystérieux du Divin en l’homme. Quand le fossé de l’altérité creusé par la pensée est franchi par le Cœur, le rapport de l’âme avec l’Absolu cette d’être celui d’un exil du fini dans l’Infini, il cesse d’avoir la forme d’une altérité absolue. L’exil prend fin et l’âme rentre chez Soi, là même où le divin demeure en l’homme.

    Mais certes, une telle compréhension n’est accessible qu’à travers un travail sur l’ego qui maintient justement la conscience d’une séparation. C’est en raison de la prééminence du sens de l’ego que la séparation est comme brutalement taillée à la hache, et que l’altérité nous semble infranchissable. Si nous pouvions un instant nous situer du point de vue, non de l’ego séparateur, mais de l’Unité ultime de la Vie, de l’Un, du Divin, nous ne verrions finalement « d’autre » que dans le foyer de l’ego lui-même : « Le Divin ne reconnaît l’ego qu’en ce terme, l’autre, parce que l’autre n’est perçu que par la réalité de l’individualité, parce que la frontière qui sépare une vie d’une autre se définit par et pour l’ego ». S’il est un travail qui doit être fait pour que la voie de conscience d’unité soit désobstruée, ce travail nécessairement sur un travail sur l’ego. « Ce travail nécessité l’énergie intérieure, l’énergie du Vivant et un vrai courage, il détermine un point de rupture. Un travail sur l’ego rompt inévitablement quelque chose à l’intérieur même de cet ego. L’individualité se découd. L’autre se perd en l’Un, l’autre est prise en l’Un. Vous savez que cette référence à l’Un signifie qu’il n’y a pas deux mais l’autre. La suite de l’Un dans cette mathématique particulière n’est pas deux, mais l’autre. Cet autre ne compte pas deux il n’y a pas l’un puis l’autre ».

    Tout ceci en guise d’introduction pour que nous commencions à lire les merveilles contenues dans Ennéades de Plotin, ou dans les Sermons de Maître Eckhart et de bien d’autres textes de haute volée, (texte) dont la philosophie de l’altérité nous barre définitivement l’accès, parce qu’elle ne fait que renforcer le sens de l’altérité au lieu de le réduire. Or, c’est de réduire le sens de l’altérité dont nous avons un urgent besoin. Dans les mots de Plotin, «lorsque l’altérité disparaît, les êtres, n’étant plus différents, sont présents les uns aux autres. Donc Lui, qui n’offre aucune différence est toujours présent ; mais nous ne lui sommes présents que lorsque l’altérité n’est plus en nous ».  

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    A vouloir ne chercher dans autrui que le respect de la seule différence, on creuse la séparation et on fragment indéfiniment la relation, on déstructure toute unité. Pourquoi faudrait-il à ce point situer autrui dans l’altérité ? N’est-ce pas courir le risque de voir entre les hommes des abîmes de séparation qui n’existent que dans la pensée ? Dans la pensée fragmentaire. N’est-il pas possible que je retrouve l’autre en moi-même, en sorte qu’il ne puisse plus être radicalement autre, mais infiniment proche ? Le véritable nom d'autrui, n'est-ce pas le prochain?

    C’est un détour bien étrange que de vouloir fonder la morale sur l’altérité, sur la représentation de « l’autre en tant qu’autre ». Comme s’il étant possible, dans cette ek-stase infinie de la séparation de jamais rencontrer quelqu’un ! Il ne faut pas confondre l'unité et l'uniformité. La diversité ne contredit pas l'unité, mais lui donne sa richesse.

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  © Philosophie et spiritualité, 2004, Serge Carfantan. 
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