Textes philosophiques

Montaigne   la mort est bien un terme, mais non le but de la vie


 

Il est certain qu’à la plupart, la préparation à la mort a donné plus de tourment que n’a fait la souffrance.  Il fut jadis véritablement dit, et par un bien judicieux auteur :

« minus afficit sensus fatigatio quam cogitatio »

Le sentiment de la mort présente nous anime parfois de soi-même d'une prompte résolution de ne plus éviter chose du tout inévitable. Plusieurs gladiateurs se sont vus, au temps passé, après avoir couardement combattu, avaler courageusement la mort, offrant leur gosier au fer de l'ennemi et le conviant. La vue de la mort à venir a besoin d'une fermeté lente, et difficile par conséquent à fournir.  Si vous ne savez pas mourir, ne vous chaille : Nature vous en informera sur-le-champ, pleinement et suffisamment ; elle fera exactement cette besogne pour vous, n'en empêchez votre soin.

Incertam frustra, mortales, funeris horam
Quœritis, et qua sit mors aditura via! 

Pœna minor certam subito perferre ruinant,
Quod timeas gravius sustinuisse diu[.

Nous troublons la vie par le soin de la mort, et la mort par le soin de la vie. L'une nous ennuie, l'autre nous effraie.  Ce n'est pas contre la mort que nous nous préparons ; c'est chose trop momentanée, Un quart d'heure de passion sans conséquence, sans nuisance, ne mérite pas des préceptes particuliers,  A dire vrai. nous nous préparons contre les préparations de la mort. La philosophie nous ordonne d'avoir la mort toujours devant les yeux, de la prévoir et considérer avant le temps et nous donne après les régies et les précautions pour pourvoir à ce que cette prévoyance et cette pensée ne nous blessent. Ainsi font les médecins qui nous jettent aux maladies, afin qu'ils aient où employer leurs drogues et leur art. Si nous n'avons su vivre, c'est injustice de nous apprendre à mourir et de difformer la fin de son tout. Si nous avons su vivre constamment et tranquillement, nous saurons mourir de même. Ils s'en vanteront tant qu'il leur plaira. «Tota philosophorum vita commentatio mortis est.[» Mais il m'est avis que c'est bien le bout, non pourtant le but de la vie ; c'est sa fin, son extrémité, non pourtant son objet. Elle doit  être elle-même à soi sa visée, son dessein ; son droit étude est se régler, se conduire, se souffrir. Au nombre de plusieurs autres offices que comprend ce général et principal chapitre de savoir vivre, est cet article de savoir mourir, et des plus légers, si notre crainte ne lui donnait poids.

 A les juger par l'utilité et par la vérité naïve les leçons de la simplicité ne cèdent guère à celles que nous prêche la doctrine, au contraire. Les hommes sont divers en goût et en force ; il les faut mener à leur bien selon eux, et par routes diverses. 

Quo me cumque rapit tempestas, deferor hospes

 Je ne vis jamais paysan de mes voisins entrer en cogitation de quelle contenance et assurance il passerait cette heure dernière. Nature lui apprend à ne songer à la mort que quand il se meurt. Et lors, il y a meilleure grâce qu'Aristote, lequel la mort presse doublement, et par elle, et par une si longue prévoyance. Pourtant fut-ce l'opinion de César que la moins pourpensée mort était la plus heureuse et plus déchargée,  « Plus dolet quam necesse est, qui ante dolet quam necesse est. » L'aigreur de cette imagination naît de notre curiosité. Nous nous empêchons toujours ainsi, voulant devancer et régenter les prescriptions naturelles.

Essais, III, 12.

Indications de lecture:

Voir la leçon Ecriture du moi, écriture du soi.

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