Leçon 95.  Écriture du moi, écriture du soi          

    Il y a dans l’acte même d’écrire un rassemblement de l’attention. L’écriture doit bien en un sens ramener vers soi. Mais écrire, c’est aussi écrire quelque chose et sur quelque chose. L’écriture a un objet intentionnel, elle transporte une intention qui est expression. Dès qu’il y a intentionnalité, il y a relation sujet/objet. Peut-il y avoir une écriture qui soit une relation sujet-sujet, de soi à soi ? Et peut-on dire que toute expression est une expression de soi ?

    L’écriture est-elle un éloignement de soi, ou un rapprochement de soi ? Est-il pertinent de croire que nous ne pouvons qu’exprimer que ce que nous sommes, ou faut-il penser que nous ne parvenons jamais à exprimer ce que nous sommes ? L’expression dit quelque chose, mais ce qui est dit participe-t-il d’une conscience du monde ou se rapporte-t-il en quelque manière à la connaissance de soi ?

    Enfin, l’entreprise consistant délibérément à tenter de se décrire, à parler de soi, ne revient pas à une sorte de jeu narcissique assez complaisant ? Si je journal intime est bel et bien une expression de l’intériorité, il s’en faut de beaucoup qu’il puisse à lui seul contribuer à un éclaircissement de soi, à une expansion de la conscience.

    La question de fond de toute autobiographie, c’est de savoir comment l’écriture peut servir de support à un travail sur soi, de quelle manière peut-on se servir du journal intime pour qu’il soit d’une réelle utilité pour la connaissance de soi ? Donc, dans quelle mesure l’écriture du journal intime peut-elle participer de la connaissance de soi ?

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A. Les formes de l’autobiographie

    Choisir une forme d’écriture engage d’une certaine façon l’écrivain. Écrire un roman, c’est s’engager dans un récit imaginaire, tout en s’inspirant le plus souvent de faits réels. Écrire des poèmes, c’est laisser vibrer la plus haute des sensibilité à ce qui est, en laissant libre cours à la magie de l’instant. Se lancer dans l’histoire, c’est écrire un récit qui devra largement être étayé d’une enquête sur les faits passés, par des documents relatifs à ce que ce que nous entreprenons de raconter ; ce qui suppose aussi une bonne maîtrise des techniques de l’histoire. Se faisant, dès que nous prenons la plume, la forme même de l’écrit structure une certaine identité. Le style de l’écrit façonne l’identité de celui qui écrit. En est-il de même pour ce qui relève de l’autobiographie ?

    ---------------En apparence non, un récit autobiographique semble avoir pour objet moi et c’est tout, c'est-à-dire que ce n’est justement pas l’objet qui importe mais le sujet. Cependant, à y regarder de près, ce n’est pas le cas. Il y a une pente de l’écriture liée à la forme. Examinons ce qui distingue les différents genres de l’autobiographie : les mémoires, les confessions, les essais et le journal intime. (texte)

    1) L’écriture des Mémoires est très à la mode depuis le XIXème siècle. Il n’est pas une célébrité, pas une personnalité politique, pas une star des média qui un jour en assume l’exercice, quitte à payer comme on dit un « nègre » pour le rédiger, quand on n’a pas trop de talent d’écriture pour le faire ! Tout écrit a sa formule propre, qui est en quelque sorte son essence. Quelle est l’essence des Mémoires ? Le récit de ce que j’ai été. Le récit du moi sur le mode du passé. Ce que je fus et dont je me souviens, ce que j’estime digne d’être raconté de ce qu’a été ma vie de ministre, de star de cinéma, d’ancien prix Nobel de physique, de Président de la République, de diplomate ou je ne sais quoi d’autre. "Qu'ai-je donc été ? Je ne le saurais... Je me suis dit : je devrais écrire ma vie, je saurai peut-être enfin, quand cela sera fini, dans deux ou trois ans, ce que j'ai été, gai ou triste, homme d'esprit ou sot, homme de courage ou peureux, et enfin au total heureux ou malheureux » écrit Stendhal.

    Le regard porté sur le passé accompli libère la signification qui était emprisonnée dans un vécu et dont on ne voyait pas la portée. Il libère de la contingence de l'actuel et de l'aveuglement qu'il nous impose. Affranchie du vertige des événements, de l'hallucination de l'éphémère, du vécu pulvérulent et instantané, la conscience peut se retrouver dans le tracé d'une histoire. L'esprit du mémorialiste est ainsi situé aux antipodes de celui du journaliste. Le sensationnel du présent; est fait d'une extériorité‚ gratuite, du jaillissement d'une incohérence, où chaque fait apparaît sans rapport avec celui qui suit. Cela signifie qu’il apparaît sans vie propre, sans vie personnelle. Mais, par la magie de l’écriture, pour le mémorialiste, le fait s'inscrit dans un réseau de lignes de force pour une conscience qui l'a vécu. Il est ancré dans une subjectivité vivante, et c'est d'elle qu'il reçoit son être. Raconter le passé c'est retrouver les nœuds temporels de la temporalité consciente. Les Mémoires supposent que la durée, une fois repensée, permet d’accéder à la subjectivité de celui qui a été l’acteur des événements.

    Dans une telle vision, le devenir; de l’ego prend une cohérence et s'organise peu à peu dans un tout, dont la loi n'est pas imposée de l'extérieur par un chaos d'événements, mais plutôt de l'intérieur, dans un r‚seau d'intentions. Le mémorialiste cherche confusément à mettre au jour la continuité‚ de projet; qu'a été son existence. (texte) Une unité de sens doit bien survoler et dominer la diversité du vécu, et permettre d'atteindre ce que le moi a toujours été dans ce qu'il a toujours cherché à être.

    Le fil conducteur des Mémoires serait donc: j'ai toujours cherché à…, et c'est aussi la formule qui nous permet de les comprendre. Cette expression signifie que le devenir possède un télos, une fin, ou qu'il est orienté. Ce telos organise la subjectivité‚ de l'intérieur; comme le caractère selon Démocrite, il trace un destin. "J'ai toujours cherché‚ …", nous indique aussi qu'il faut chercher la manifestation; du moi dans une œuvre située dans le temps. Le destin peut être lu comme le tracé que le moi laisse derrière lui, mais qu'il ne pouvait pas découvrir dans les lignes du présent. Les Mémoires sont le fil qui permet de ressaisir les lignes d'un destin, inconscient de lui-même au début d'une vie, obscurément conscient en son milieu, pleinement .inconscient; au soir de l'existence. C'est pourquoi ils sont d'ordinaire interprétés comme le récit de la formation d'une personnalité.

    2) La forme des Confessions est issue de la tradition chrétienne avec Saint Augustin et elle a donné un grand texte de la littérature, les célèbres Confessions de Rousseau. Le projet est très différent, comme pour les mémoires, le mot lui-même est révélateur du projet et de son essence. On confesse des péchés pour obtenir le repentir. La confession se fait devant Dieu, avec un intermédiaire humain, celui du prêtre. Dans l’écriture, une confession religieuse laisse de côté l’intermédiaire pour une parole adressée de l’homme à Dieu. La formule des confessions serait donc : voici le récit de mes fautes que je dépose devant la divinité pour en recevoir le Pardon. Aussi le premier livre des Confessions de Saint Augustin commence-t-il par une invocation de Dieu et exprime la nécessité de louer et d’invoquer Dieu. Il s’agit bien de « porter le témoignage de son péché » et de louer Dieu en tant qu’homme, « part médiocre de la création ». Le sujet d’une confession est le moi comme pêcheur. Cependant, le dessein de Saint Augustin ne se réduit pas du tout à un déballage de péché. Dès le chapitre II, le ton est donné, il s’agit de développer la doctrine chrétienne de la relation entre l’homme et Dieu et d’expliquer le pourquoi de l’immanence de l’homme en Dieu afin de convertir le lecteur à la Foi nouvelle. Il y a des éléments autobiographique dans le texte de Saint Augustin, mais, comparés à ce qui relève de la Doctrine de la Foi, il sont assez limités en fin de compte.

    Noter que Rousseau, en prenant à témoin le jugement des hommes (texte) ne s’écarte guère de ce moule et son récit est effectivement encore emprunt de la religiosité que l’on trouve chez Saint Augustin. Il y a cependant entre les deux écrits des différences considérables, car ce qui anime Rousseau, c’est un souci de se justifier devant les hommes, de redresser les torts qu’on a pu lui faire et de se montrer nu, tel qu’il a été. La déclaration du début est cependant assez subtile : « Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais ». Cela a l’air bien présomptueux, et quand Rousseau continue en parlant du portrait disgracieux que ces ennemis ont pu faire de lui, on ne peut pas ne pas penser qu’il n’écrit que pour se faire valoir devant la postérité. Cependant, il y a cette expression « d’après nature » et le souci plus bas de donner un ouvrage d’étude de l’homme. Il y a là une optique importante qui concerne la possibilité de décrire ce qui est, tel qu’il est sur laquelle nous allons devoir revenir.

    3) La forme privilégiée de l’autobiographie, c’est bien sûr celle du Journal intime. L’ébauche du Journal, nous trouvons en occident dans le travail admirable de Montaigne dans les Essais. Montaigne adopte une écriture très proche de l’écriture au jour le jour et il y a des passages où la notation d’expérience est très fine dans les Essais. (texte) Ce que découvre notamment Montaigne, c’est la fluidité du temps vécu et le jeu du changement. Il dit « je ne peins pas l’être, je peins le passage » et son mode d’écriture lui permet de cerner d’assez près les velléités du moi et le jeu de personnages que constitue une vie. Il reste que l’écriture des Essais n’accomplit pas encore le projet d’une écriture de soi par soi. En s’imposant une thématique, par exemple le fait de parler de tel ou tel sujet, comme la relativité des mœurs, l’écriture dérive de l’auto-compréhension, vers l’exposition et l’analyse philosophique d’un objet qui concerne le monde et l’extériorité. (texte)

    Si nous voulons entrer de plein pied dans les paradoxes de l’écriture intime, il vaut mieux se tourner vers un ouvrage comme l’énorme Journal de J. Frédéric Amiel. Or ce qui est étonnant dans cette œuvre, c’est que le journal intime est à la fois magnifié et décrié. Il est magnifié comme entreprise de clarification de soi à soi, il est décrié comme entreprise de fuite du réel par l’écriture. Le journal est aussi bien exercice de lucidité que d’auto-négation. Amiel a le don de cumuler en lui tous les travers et toutes les réussites de l’écriture intime. Contrairement à Rousseau, il n’écrit pas pour être publié et pour se défendre devant des détracteurs éventuels. C’est sa sœur qui publie après sa mort les cahiers du journal. L’écriture intime est devenue chez Amiel un investissement complet, le journal un confident. Le journal d’Amiel est une somme incontournable. Nous allons devoir examiner pourquoi il contient autant de contradiction interne.

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    Il faut remarquer que le journal intime est un genre extrêmement varié qui oscille souvent entre deux extrêmes :

    Quand l’extériorité tend à prendre la première place, nous avons un glissement vers le journal objectif. Écrire un journal revient alors à consigner des événements, des rencontres, à raconter des faits. Dans cette catégorie entre le carnet de route ou le journal de voyage. Le secrétaire de Bossuet, l’abbé Dedieu et le valet de Chateaubriand  (le carnet de route du Voyage en orient) nous ont laissé ce type de journal qui ne peut plus guère être appelé « intime ».

    Quand l’intériorité prédomine sur l’extériorité, nous avons inversement le journal subjectif, qui est le journal intime proprement dit. (texte) Le moi passe au premier plan, l’événement au second et le travail de l’introspection opère au fil des lignes. Ce type de journal est en fait celui que va développer l’adolescent qui garde une continuité dans l’écriture. Il y a un moment où la logique même de l’écriture intime le fera délaisser les notations de fait pour l’interrogation sur soi. Mais le point le plus délicat, c’est de savoir dans quelle mesure l’écriture ne risque pas de tourner en quelque sorte en rond autour de l’ego, pour en faire, soit un personnage qu’il faut aduler et flatter ou un personnage que l’on finit par détester. Dans ce travail, la clé est nécessairement la connaissance de ce qu’est l’ego lui-même. Tant que je m’identifie à un personnage, l’écriture est auto-flatterie ou auto-condamnation. Si j’ai par contre une compréhension profonde du jeu de l’ego, si je comprends ce qu’est la conscience, alors l’écriture change du tout au tout.

    Pour bien comprendre ce point, il suffit de comparer quelque page torturés d’Amiel et le travail étonnant de Krishnamurti dans les Carnets et le Dernier journal. Chez Krishnamurti, il y a une très grande austérité, tant dans le style que dans la description. Le journal est le lieu d’une observation fine de ce qui est. Le dépouillement du sujet est complet, le point de vue est très impersonnel. C’est le dépouillement de la lucidité. Par contre, chez Amiel, « moi » fait problème et le jugement moral est très présent. C’est de l’introspection. Or l’introspection et la lucidité ne sont pas du tout la même chose. Il en est de même dans l’Agenda de Mère rassemblé par Satprem qui est lui aussi très proche de la notation pure d’expérience, sans le souci d’une personne qui se jugerait moralement.

    Nous voici reconduit à notre problème initial : la connaissance de soi précède-t-elle l’écriture ou bien s’accomplit-elle dans l’écriture ? Comment pourrions-nous écrire un journal pour que celui-ci serve réellement à la connaissance de soi ?

B. Amour de soi, amour propre et écriture

    Dans Rousseau juge Jean-Jacques, (texte) il y a quelques indications importantes qui vont nous mettre sur la piste d’une réponse. Il est en effet possible que l’écriture intime soi porté par deux courants très différents, celui de l’amour que la Vie se porte à elle-même et celui de l’amour propre que l’ego entretient à l’égard de lui-même. (texte)

    1) Il faut examiner attentivement ce que Rousseau écrit dans ce texte. Tout ce que je puis connaître, je le connais à partir du sentiment. Seulement, ce que nous appelons sentiment d’ordinaire est assez confus, il est fait d’émotions très réactives et de sentiments purs, ce qui n’est pas la même chose. Rousseau écrit : « les passions primitives, qui toutes tendent directement à notre bonheur ne nous occupent que des objets qui s’y rapportent et n’ayant que l’amour de soi pour principe sont toute aimantes et douces par leur essence ». (texte) Le terme de « primitif » n’est évidemment pas à prendre dans un sens vital, le sens de l’homme primitif et de ses instincts vitaux en dessous de la ceinture. Non, primitif veut dire Passion de la Vie pour elle-même comme pure épreuve de soi, comme pure donation à soi, selon la formulation de Michel Henry. La Vie s’éprouve en moi comme passion, car elle est originellement donnée à elle-même comme sentiment. Ce que la Vie cherche c’est naturellement sa propre expansion et l’expansion de soi et le bonheur sont intimement liés. L’expansion du bonheur est le but même de la Manifestation et c’est dans la participation à l’expansion de soi que nous éprouvons le bonheur. La Vie s’aime elle-même en moi et elle cherche sa plus vaste expression.

    Mais alors, comment l’amour de soi se transforme-t-il en amour propre ? Par l’introduction de la pensée à l'origine du désir. Le désir ne supporte pas les obstacles et c'est lui qui engendre les contraires joie/tristesse, plaisir/douleur, espoir/crainte etc. La passion devient donc, de passion primitive qui est la passion du Soi, une passion-de-quelque-chose, une passion définie par un objet et marquée par la temporalité et le désir. Alors les passions deviennent « irascibles et haineuses, et voilà comment l’amour de soi, qui est un sentiment bon et absolu, devient amour-propre, c’est-à-dire un sentiment relatif par lequel on se compare, qui demande des préférences, dont la jouissance est purement négative, et qui ne cherche plus à se satisfaire par notre propre bien, mais seulement par le mal d’autrui ». La Passion pure est présence de l’absolu, la passion impure est chute dans le relatif. Entre l’un et l’autre intervient un processus du mental qui est celui de la comparaison. C’est le mental qui compare, juge et s’érige en juge, en s’érigeant en juge, il fait naître l’ego. L’ego ne peut pas exister tout seul, il n’existe que par rapport à un autre ego, il n’existe que dans le rapport à autrui. Dès lors, pour autant que l’ego se compare, cette comparaison est l’expression même de l’amour-propre. Le piège est très subtil et complexe. Ce que l’ego exige, c’est le renforcement de sa puissance propre, ce que l’ego exige, c’est la satisfaction de son désir de reconnaissance. D’où une complexité impénétrable dans les sentiments marqués par l’amour-propre. Ce qui m’importe à «moi » n’est pas tant ce que je suis, que ce que je parais sous le regard des autres et ce qui a valeur à leurs yeux. C’est cela qui me gonfle d’importance, qui flatte mon orgueil : qui flatte mon amour-propre. Ce  qui me gène, c’est ce qui diminue ma valeur sous le regard des autres, ce qui m’humilie dans l’idée que je me donne de moi-même; ce qui me ferait tomber du piédestal où je me suis installé : ce qui blesse mon amour-propre. Je suis piégé par la dualité désir/aversion où je me suis enfermé dès l’instant où la pensée s’est aventurée dans le processus de la comparaison. Je lutte pour mes désirs pour m’affirmer en tant que « moi » différent d’un autre « moi ». Ainsi, contrairement à ce que nous pourrions penser, l’amour-propre est complètement excentré dans le rapport de soi à soi. Il n’est pas l’amour de soi. Il s’est excentré du Soi pour avoir inventé de toutes pièces un autre centre, le « moi » et c’est cela qui s’appelle l’égocentrisme. L’égocentrisme est la racine même de l’amour-propre et rien d’autre.

    Ce désir de poser, de paraître de s’affirmer face à autrui qui est si lié à l’existence de l’ego, est-il social ? Est-ce à dire que l’amour-propre est social et que nous ne pouvons rencontrer de sentiments purs qu’en dehors de la société des hommes ? C’est une pente facile que d’interpréter Rousseau dans ce sens. Il y a toute une tradition de commentaires littéraires qui nous y porte. Rousseau est, dit-on un homme amer qui cherche une sorte de dérobade romantique dans le contact avec la Nature. Un sauvage parmi les hommes, comme son Émile. Mais il n’est pas certain que cette interprétation rende justice à ce qu’il nous découvre. Il est vrai que le terrain de jeu du monde est piégé par l’ego. Comment fonctionnons-nous d’ordinaire en société ? Sur la base même de l’égocentrisme ! « Dans la société humaine, sitôt la foule des passions et des préjugés qu’elle engendre a fait prendre le change à l’homme, et que les obstacles qu’elle entasse l’ont détourné du vrai but de notre vie, tout ce que peut faire le sage… c’est de se tirer de la foule autant qu’il est possible et de se tenir sans impatience à la place où le hasard l’a posé ». Nous venons d’évoquer les Carnets de Krishnamurti. Le livre est illustré au verso, d’une photo remarquable. Elle représente Krishnamurti de dos, tenant sa veste sur l’épaule, marchant seul sur une plage. C’est assez étonnant ; l’image d’un homme revenant seul vers la Nature, s’éloignant du bruit du monde des compromissions des hommes. Solitude du contact avec la Nature. C’est une constante que les descriptions de la Nature chez Krishnamurti et l’importance qu’il accorde au contact entre l’homme et la Nature. Et on a rarement vu un journal aussi épuré que le sien en matière de refus de toute complaisance d’amour-propre. Nous avons là une belle image du sage dont nous parle Rousseau.

    Mais il n’est pas nécessaire que la vie sociale soit fondée sur le jeu de l’amour-propre, si peut être conservée l’authenticité du rapport à soi et la valeur du pur sentiment qui se rencontre dans l’amour de soi. Il doit bien y avoir des personnes, explique Rousseaux qui ne jouent pas le jeu de l’amour-propre et qui ont cette aptitude. Ceux qui en sont capables « ne cherchent pas leur bonheur dans l’apparence mais dans le sentiment intime, en quelque rang que les ait placés la fortune, ils s’agitent peu pour en sortir ; … sachant que l’état le plus heureux n’est pas le plus honoré de la foule, mais celui qui rend le cœur plus content ».

    2) Ne peut-on pas regarder l’écriture intime de ce double point de vue ? Sous la domination de l’amour-propre, le journal intime est un jeu de l’ego avec lui-même, un jeu dans lequel l’identification du soi avec l’ego est complète. Je me pose la question qui suis-je ? Et je réponds immédiatement « moi ». Comme moi est un concept relatif à d’autres moi, je vais me définir, me juger, me comparer. Je mettrai sur le papier tout ce qui me semble une imperfection, je me jugerai sans cesse à l’aune de ce que je devrais être. On peut écrire des milliers de pages sur le sujet : impuissance de la volonté chez Amiel, besoin de se justifier, de vaincre des rancœurs, besoin de se donner par la force de l’esprit un souffle dont on manque, un élan que d’autres expriment mieux que ce que je puis exprimer moi-même. On peut consacrer des milliers de pages aux règlements de compte avec autrui, faire de l’écriture l’arène où l’ego triomphant prend sa revanche contre une vie insatisfaisante. Si « la vie dans le monde est une lutte », elle est pleine d’obstacles et je dois me donner l’image d’un maître et non pas d’un esclave. Si le monde est trop brutal, il est possible de faire du journal un havre de paix où le moi cultivera son jardin intime de pensées, ces pensées retranchées du monde, le camp retranché de l’intériorité inviolée, un « chez-moi » inviolable, mon « for intérieur », mon « jardin secret », « mes pensée intimes ». Tout ce que les autres ne doivent pas voir. Ce faisant, l’entreprise risque fort de maintenir et d’accroître une division entre intérieur/extérieur. Entre un monde extérieur vu comme de plus en plus menaçant, inquiétant, chaotique, dangereux et un monde intérieur vu comme un gentil repli intime, l’unique refuge, le seul territoire où tout conflit en apparence s’apaise, l’opposition est dramatique. Le conflit ne fait que s’accroître, comme se creuse la coupure entre le monde de la pensée et le monde de la vie.

    Tant que règne sans partage le souci de l’amour-propre, l’écriture intime est une introspection qui cultive en réalité le conflit. J’ouvre De la Connaissance de soi de Krishnamurti à la page 190 : « Nous appelons introspection le fait de regarder en soi-même, de s’examiner soi-même. Or pourquoi s’examine-t-on ? En vue de s’améliorer, en vue de changer, en vue de se modifier. Vous vous livrez à l’introspection en vue de devenir quelque chose, sans quoi vous ne vous complairiez pas en l’introspection. Vous en vous examineriez pas s’il n’y avait pas le désir de modifier, de changer, de devenir autre chose que ce que vous êtes. C’est la raison évidente de l’introspection. Je suis en colère et je me livre à l’introspection, je m’examine afin de me débarrasser de la colère, ou de modifier, de changer ma colère. Or, lorsqu’il y a introspection ( qui est le désir de modifier ou de changer les réponses, les réactions du moi) il y a toujours un but en vie ; et lorsque ce but n’est pas atteint, il y a de la mauvaise humeur, une dépression ». Pourquoi ces innombrables pages d’Amiel sur l’incapacité de la volonté, pourquoi son insistance à montrer la vanité, la faiblesse, pourquoi autant de déclarations désabusées, de reniement de soi-même, de nihilisme ? Parce que l’écriture introspective réifie l’ego, parce qu’elle n’est pas sortie du jeu de l’amour-propre. Parce qu’elle est prise dans le jeu de l’identification. Parce qu’elle n’est pas éclairée par une connaissance lucide des processus de la pensée et du jeu de l’ego. Tant que l’ego n’a pas été correctement observé, il occupe le devant de la scène. Ce n’est pas parce que je ne suis plus jeté dans le monde, pris dans la relation du travail, plongé au milieu des autres, confronté aux critiques, aux désirs, etc. présents dans le monde, que pour autant l’action de l’ego disparaît. Le seul fait de prendre un moment pour écrire sur un coin de table, loin du bruit du monde, n’abolit pas la nature de l’amour-propre et son opération. La motivation du faire-valoir de l’amour-propre qui motive mon rapport aux autres n’est pas foncièrement différente de la motivation de l’introspection. Il n’y a pas de différence entre moi dans le monde et moi en privé. La motivation de l’écriture intime peut très bien relever directement de l’ego. Le texte que nous venons de lire est d’autant plus précis qu’il est aussi agaçant, car il met directement en cause une motivation qui a tout l’air d’être noble et désintéressée, l’amélioration de soi. Mais le souci d’amélioration du moi est justement un souci égocentrique. En clair : le désir de perfection est un désir de l’ego. Nous avons appris depuis notre plus tendre enfance qu’il fallait essayer de se perfectionner. Une charge culpabilité énorme pèse sur nous dans ce souci d’amélioration de soi. Alors, notre bonne volonté va jusqu’au bout, nous nous imposons aussi l’auto-analyse pour essayer de nous améliorer ! « L’introspection est une amélioration de soi, et par conséquent, l’introspection est égocentrique ».

    L’introspection participe de la tendance de l’ego à vouloir devenir dans une continuité qui est son œuvre propre. Cette continuité, l’ego se la représente sous la forme d’un personnage. C’est bien le souci du personnage qui motive le plus souvent l’écriture des Mémoires. C’est tout le jeu de l’entreprise des Mémoires que d’essayer de brosser le portrait de ce personnage que je pense avoir été, que je voudrais montrer à la postérité. Imaginons un instant que le personnage que je représente sur la scène du monde ne m’intéresse plus. Est-ce qu’il est encore possible d’écrire un journal intime dans ces conditions ? Écrire des mémoires ? Puis-je le faire dans le même esprit ? Si le choc de cette question évoque immédiatement en moi la réponse d’un « non » massif que devons-nous en conclure ?

    ---------------Je repose la question, il faut frapper fort. Puis-je continuer à écrire mon journal intime si le personnage que je me donne ne l’intéresse plus ? En répondant non, je révèle très nettement ceci : ce qui me motive et donc je prétend faire un objet littéraire, c’est mon petit moi personnel. Il est clair que toute l’entreprise introspective n’a été dirigée que par une seule motivation, celle de l’amour-propre. Il y a des écrivains qui ont très nettement compris ce petit jeu trouble. Autant poser là le stylo et s’engager passionnément dans l’action, au moins ce sera une façon de ce détourner de ce moi nombrilique qui réclame sa consécration dans l’écriture. Quand je vois très clairement cela, j’y mets fin immédiatement.

    Mais la vraie question n’est pas pour autant résolue : ne peut-il pas y avoir un autre journal ? Après tout, Krishnamurti qui est si implacable sur cette mise au point a tout de même écrit un Carnet et un Journal. Je suppose que la contradiction serait flagrante de le faire si les critiques précédentes devaient radicalement tuer l’écriture autobiographique.

    En réalité, la critique de l’introspection menée plus haut dans ce texte n’élimine pas le travail lié à la connaissance de soi et elle n’atteint même pas le sens de l’écriture intime. Reprenons. La question posée par un auditeur dans le texte de Krishnamurti est « quelle est la différence entre la lucidité et l’introspection ? » La réponse nous met sur la voie, la lucidité est entièrement différente de l’introspection, elle est « l’observation sans condamnation ». Plus loin, il est dit aussi observation sans identification. Dans l’introspection, le premier travers est celui de l’auto-condamnation. Je prends la plume pour m’insulter copieusement de n’être jamais à la hauteur de ce que je devrais être. L’écriture du déni de soi est une constante qui revient fréquemment chez Amiel. Nous pourrions y voir une forme de lucidité. En réalité non, ce n’est pas de la lucidité, c’est du cynisme. La lucidité est neutre, le cynisme exercé contre soi est condamnatoire. Le second travers de l’introspection, c’est de se prendre au jeu de l’identification, de se mettre à idolâtrer ce moi précieux que l’on évoque pour le mettre en exergue. Roucouler de suffisance par écrit, gonflé de sa propre importance. En réalité, cette importance est celle d’un personnage que je me donne. Je me prends pour un personnage que j’affirme haut et fort. L’identification se marque à un signe qui ne trompe pas, l’emploi constant du « moi je », « moi », « moi»…, pour désigner la petite personne que je suis. Evidemment le personnage est une figure de proue : moi, c’est moi acteur célèbre, moi star de la chanson, moi ministre, moi grand écrivain, etc. « Je parle ici de moi… ! » il y aura toujours des gens qui seront dupes de ce petit jeu. C’est tout à fait normal, puisque, sous l’empire de l’ego, nous avons justement tendance à remplacer la personne par une image, c’est-à-dire un personnage. Je ne ferais pas même attention à cette dame dans le magasin. Mais voici que l’on me dit qu’il s’agit « une » célébrité du show business. Alors là tout change, je frétille d’excitation, je m’émeus devant la grandeur d’une star. Je ne vois plus la personne, je ne vois que l’image. De la même manière, je fabrique une identité pour moi et cela prend une importance colossale, car c’est autour de cette image que l’amour-propre va se greffer. Il ne s’agit pas de dire à un arriviste fanatique qu’il est incapable. Il va vous tuer ! Il a construit l’image qu’il était quelqu’un d’habile aux capacités multiples. Vous le choqueriez directement dans son image. Une grande part de l’émotionnel dans les relations humaine vient de là. Si nous pouvions froisser l’image que nous avons de nous-mêmes et la jeter à la poubelle des idées fausses, nous serions bien moins susceptibles.

    Alors qu’en est-il de la lucidité ? Et peut-il y avoir une écriture lucide ? La lucidité est vigilance passive, éveil sans division, sans condamnation ni identification. En une formule brève, la lucidité est observation sans présupposé, pure description, description du vécu apparaissant, tel qu’il apparaît. Il y a deux points importants :

    1. « Il faut qu’il y ait simplement la silencieuse observation d’un fait. Il n’y a pas de but en vue, mais une perception de tout ce qui survient ». Nous allons donner ici un terme précis qui correspond à une ambition et un grand projet philosophique : l’approche phénoménologique. Husserl a pressenti toute l’importance de l’approche descriptive. Il insistait pour dire qu’il est indispensable de revenir aux choses-mêmes, ce qui signifiait revenir à la donation de ce qui est dans l’expérience vécue. Pour cela, il est indispensable de passer de la position de l’attitude naturelle qui dans la vigilance quotidienne est marquée par la dualité sujet/objet, à la position de l’attitude transcendantale dans laquelle il est important de conserver la position du témoin impartial. Malheureusement, la tradition philosophique en retenu une version sèche et intellectuelle de l’analyse. Les phénoménologues ont oublié la valeur sensible, affective de la description.

    2. Dans le texte, la lucidité n’est pas présentée séparée de l’affectivité. « Vous ne pouvez faire cela que lorsque vous aimez ». Et si je veux « me connaître, connaître mon être entier, le contenu total de moi-même et pas seulement une couche ou deux de ma conscience, alors, de toute évidence, il ne doit pas y avoir condamnation ». Cet amour que je me dois de me porter n’est évidemment pas l’amour-propre, il est l’amour de la Vie pour elle-même donnée au sein même de la lucidité. L’amour de soi. Et « ce n’est pas difficile, c’est ce que vous faites tous lorsque quelque chose vous intéresse, lorsque cela vous intéresse d’observer votre enfant, votre femme, vos plantes, vos arbres, vos oiseaux. Vous observez sans condamnation, par conséquent, dans cette observation, il y a une complète communion, l’observateur et l’observé sont en communion ».

C. La connaissance de soi et l’écriture

    Cependant, une question demeure : la connaissance de soi précède-t-elle l’écriture, ou bien s’accomplit-elle dans l’écriture ? En effet, exprimer par écrit, c’est exprimer ce que je pense. Mais la pensée naturellement va du connu au connu, elle est le plus souvent un sous-produit de la mémoire. Dans la mesure où l’écriture est l’expression de la pensée et où la pensée ne fait que répliquer ce que la mémoire contient, il est tout à fait possible que l’écriture ne soit pas le lieu premier d’une découverte et même qu’elle se borne à répliquer un image toute faite du moi.

    1) Nous n’écrivons pas un journal intime sans évoquer tout un savoir de seconde main, un ensemble d’opinions toutes faites sur ce que nous sommes, lot d’opinions que nous n’avons pas l’idée de remettre en question. La définition de ce que je suis. Si je commence par prendre pour argent comptant l’opinion selon laquelle je suis tel personnage, je suis tel individu, je suis tel personnalité marqué par une enfance difficile, je suis un moi coupable de etc. le journal intime n'est qu'une longue redite autour d’un thème imposé dès le départ. Il n’y a pas de relation logique nécessaire entre la connaissance de soi et l’écriture autobiographique. Il faudrait d’abord que la question de la connaissance de soi soit bien posée pour que la démarche de l’écriture intime puisse s’inscrire dans son projet.

    Il est intéressant à ce titre d’examiner comment l’écriture intime a été jugée en occident. Pascal, dans les Pensées se moque de Montaigne et de ses Essais : "sot projet que de se peindre" dit-il. Pourquoi un tel jugement ? Le point de vue de Pascal est celui du jansénisme. Le moi est haïssable : il ne faut haïr que soi et n’aimer que Dieu dit-il. La haine de soi ainsi enseignée évidemment a pour corollaire le rejet a priori de la connaissance de soi. Il importe que la superbe de la raison prétendant se connaître s’humilie, que le pécheur s’agenouille, reconnaisse ses fautes et c’est ainsi qu’il deviendra meilleur. Si par avance je pose que je suis le moi, et que le moi est une petite chose indigne, alors l’autobiographie est par avance condamnée. Mais, cela suppose aussi que je maintiens sans la remettre en cause l’idée que le sujet se réduit au moi de l’amour-propre, ce qui a aussi pour effet de donner par avance une réalité à ce moi, ce qui fait justement problème.

    Autre critique, celle de Malraux dans ses Antimémoires. il avoue que si la plupart des écrivains aiment leur enfance, lui déteste la sienne. Il ne voit pas l’intérêt de se replier dans l’intimité du passé. Ecrire des Mémoires sera donc un exercice par essence journalistique, ce sera évoquer des rencontres, la rencontre de telle ou telle personnalité de premier plan, ce sera évoquer des voyages. Ne jamais parler de soi. Là encore, il y a un présupposé, il y a de l’implicite. Il est entendu que ce que je suis, c’est l’ego dans son lien avec le passé et si je n’en veux pas, parce que je le rejette, alors encore une fois, la connaissance de soi est sans intérêt. Mais qui vous dit que nous sommes notre passé ? Ce que je suis est-il donné dans le passé ?

    On trouvera dans les commentaires des Confessions de Rousseau des critiques du même genre, aboutissant à un résultat identique. Disqualifier les Confessions en prétendant que ce n’est là qu’une auto-justification morale après-coup d’un écrivain qui entend défendre son moi authentique, de toutes les perversités dont on l’accuse, de toutes les compromissions, est réducteur. Il est indéniable bien sûr qu’il y a chez Rousseau un souci de justification. Cependant, il y a aussi un travail réel d’expression de la subjectivité dans la sincérité de l’écriture. La connaissance de soi n’a rien à voir avec la volonté d’auto-justification. De même, il est très commun d’aller résolument chercher chez Rousseau les prémisses de la psychanalyse freudienne et de l’interpréter dans ce sens. Il en ressort invariablement la même banalité : la connaissance de soi, c’est la connaissance de l’inconscient. La clé de l’autobiographie, c’est la célèbre fessée de Rousseau !

    Laissons là tous ces présupposés. Nous proposons seulement deux fils conducteurs d’une exploration de soi dans l’écriture, par le biais du Journal intime.

    - Ecrire en suivant la donation pleine et entière de l’expérience, en décrivant ce qui est en état d’expérience vécue.

    - Ecrire en observant très attentivement la nature du mental et l’apparition de l’ego.

    2) Ouvrons les Carnets de Krishnamurti pour mieux comprendre ce que nous venons de formuler.  Page 16-17 :

    « Le 22.

Eveil au milieu de la nuit, suivi d’un moment d’incalculable expansion de conscience ; l’esprit lui-même était cet état. La ‘perception’ de cet état, dénué de tout sentiment, de toute émotion, était un fait pourtant très réel. Cela s’est maintenu très longtemps. Toute la matinée, pression et douleur aiguës ».

    Page 19-20 :

    « Le 25.

    Eveillé au milieu de la nuit, le corps parfaitement tranquille, étendu sur le dos, sans mouvement ; une position sans doute gardée pendant un certain temps. Pression et douleur étaient là. Le cerveau et l’esprit étaient intensément calmes, non divisés ; une étrange, tranquille intensité, comme deux dynamos fonctionnant à grande vitesse. Il y avait aussi une curieuse tension qui ne comportait aucun effort. Tout cela donnait un sentiment d’immensité, ainsi que de puissance non dirigée, sans cause, et par là sans brutalité ni âpreté. Cela a persisté pendant la matinée ».

    Quelle forme prend l’écriture ici ? Une notation d’expérience à vif. Une pure description de ce qui advient de manière spontanée, sans aucun contrôle, ni volonté d’induire la chose. Ce qui est dit, c’est que le témoin n’a pas altéré en quoi que ce soit ce qui s’est passé. L’expérience et venue et elle s’en est allée. L’austérité de l’écriture est ici très rigoureuse, car l’observation n’ajoute rien, elle ne juge pas, elle n’interprète pas, elle ne condamne pas, elle ne mesure rien. Elle dit seulement ce que le processus en cours produit. Tout le début des Carnets est en effet un récit d’expérience de ce que Krishnamurti nomme le processus, expérience qui s’est produite en lui sur une durée prolongée. Cette expérience semble avoir joué un rôle très important comme une sorte d’épreuve imposée, dans une expansion de conscience, de la structure du corps.

    Il est remarquable que cette description ne diffère en rien de la description de la Nature à laquelle elle est étroitement mêlée. Page. 69, on peut lire ceci :

    « Comme le chemin qui gravit la montagne ne peut la contenir toute, de même cette immensité n’est pas le mot qui la décrit. Et pourtant, alors que nous cheminions au flanc de la montagne, le petit ruisseau cascadant au pied de la pente, cette incroyable immensité sans nom était là. Elle emplissait l’esprit et el cœur, brillait dans chaque goutte d’eau sur l’herbe et sur la feuille.

    Il avait plu toute la nuit et encore le matin, le ciel avait été chargé de nuages, et maintenant, le soleil apparaissait au-dessus des hautes collines, dessinant des ombres sur les pâturages verts et sans taches, aux riches tapis de fleurs. L’herbe était très mouillée et le soleil inondait les montagnes. En gravissant le sentier, nous étions pénétrés d’une joie enchanteresse et quelques paroles échangées ne (modifiaient) aucunement la beauté de cette lumière et la paix simple qui recouvrait la prairie. Présence de cette immensité, sa bénédiction et avec elle, la joie.

    Ce matin au réveil, à nouveau cette force impénétrable dont la puissance est bénédiction. Sa perception nous réveilla et le cerveau en eut conscience de façon totalement passive. Le ciel limpide et les Pléiades en furent incroyablement beaux ».

    Il s’agit là, dira-t-on, d’une expérience privilégiée, voire –si nous cherchons à qualifier- d’une expérience dite « mystique ». Suspendons notre propension à classer hâtivement. Ce type de jugement est une façon de ranger une expérience dans un tiroir, pour l’écarter. Et pourtant, ce qui est écrit ici, ce n’est après tout que de l’expérience vécue. Rien ne nous empêche de tracer le fil de notre expérience de la même manière en nous mettant à l’écoute du ressenti. Nous pouvons fort bien nous abstenir de juger l’expérience et si nous nous abstenons de tout jugement, il n’y a pas d’opposition exceptionnel/banal. Il n’y a pas des événements racontables et d’autres qui ne le seraient pas. Il y a ce qui est, l’expérience et c’est tout. A chaque instant, la Vie peut être éprouvée en état d’expérience vécue. L’état d’expérience est toujours là, même s’il est recouvert par tous nos jugements, par toutes nos évaluations, même si nous ne lui accordons pas assez d’attention, parce que nous ne résidons pas consciemment dans la Présence (texte). Il n’y a pas des expériences qui méritent d’être racontées et d’autres qui sont insignifiantes. Cette dualité est fictive. Il serait tout à fait possible d’écrire un journal dans cet esprit.

   Le second point important concerne la description. Les descriptions de la Nature sont très fréquentes chez Krishnamurti, elles émaillent par exemple La Révolution du silence, elles apparaissent aussi, malgré le caractère plus psychologique de l’ouvrage, dans les Commentaires sur la Vie. Une objection qui pourrait être proposée ici, consisterait à soutenir qu’une description de la Nature, n’est pas une description psychologique et qu’un journal qui serait illustré ainsi ne servirait pas la connaissance de soi.

    Cette objection est complètement erronée. Pourquoi vouloir opposer une description psychologique et une description de la Nature ? En son essence, la description, telle qu’elle est pratiquée ici, est écriture poétique, parce qu’elle est très sensible. Cette sensibilité est tout autant la donation de soi à soi, que la donation de ce qui est. Il est impossible de marquer une séparation entre la pure affectivité et la donation de ce qui est. Quand Heidegger insiste sur le es gibt, cela est, l’Être, il implique simultanément je suis sensible à la donation de l’Être. Il n’y a de donation de l’Être que dans le je suis. Quand Michel Henry évoque la donation subjective de la Vie à elle-même dans l’affectivité, il implique simultanément la Manifestation de ce qui est, de l’Être. C’est un seul et même acte que celui de décrire la Nature donnée dans un instant émerveillé et de décrire le processus de l’expansion de conscience. Une même observation non-duelle. Vouloir opposer la description poétique de la nature et la description psychologique, c’est créer un fossé arbitraire entre ce qui serait soi-disant « littérature » et ce qui serait sensé soi-disant représenter de la « psychologie ». Cela n’a aucun sens. Toute écriture dans sa dimension sensible est poétique, ou métapoétique, pour employer un terme de Stephen Jourdain. La métapoésie est une manière de retrouver la métaphysique par le rassemblement de la sensibilité et de l’intelligence dans l’expression et en cela, il y a aussi la plus haute des psychologies. La psychologie est la découverte de l’âme dans laquelle l’esprit se révèle à lui-même poétiquement dans son Fond essentiel. Bref, une poésie qui a une âme est métaphysique, une métaphysique qui a une âme est poétique.

    ---------------Nous ne sommes donc pas du tout surpris de trouver le même ton dans les descriptions de la Nature et les descriptions d’expérience dans les Carnets. Il y a un fil conducteur, celui d’une sensibilité très vive à ce qui est. Il y a un fil conducteur qui est l’austérité de la description, la nudité de l’observation, sans qu’intervienne un ego qui prétendrait se faire valoir, juger, condamner, louer. Un témoin impartial qui n’est paradoxalement pas séparé mais en communion avec ce qu’il observe. Ce que nous venons de trouver chez Krishnamurti, nous pourrions le retrouver dans d’autres formes d’autobiographie. Nous aurions pu exactement de la même manière le retrouver dans l’Agenda de Mère édité par Satprem. La seule différence, c’est que Mère décrit ses expériences en les confiant à un proche. Le ton, le style, la manière de décrire sont identiques.

    3) D’autre part, parce que l’ego est lui-même apparaissant et apparaissant dans la pensée, nous pourrions aussi envisager une écriture du journal intime qui mettrait en relief la traque de l’ego et la clarification de la nature du mental.

    Ce que nous faisions adolescent en écrivant notre journal intime, c’était donner libre court à la justification de l’ego. Le journal intime se déroulait dans la sphère de l’ego. Sans la prise de conscience de ce qu’est l’ego, sans l’observation sans faille du jeu du mental, nous sommes compromis et il n’y a de compréhension de soi qu’indirecte et accidentelle. Notre premier journal avait un petit côté règlement de compte avec la réalité, règlement de compte avec autrui, auto-justification et condamnation. Nous ne sortions guère de la mainmise de l’ego pour déceler justement l’empire de l’ego lui-même. Il est à la limite concevable que ce piège se perpétue assez longtemps, aussi longtemps que la remise en question de la structure du moi n’a pas été effectuée. En quelque sorte, un tel journal ne serait que la redite interminable par laquelle l’ego tenterait sur des centaines de pages de se donner une consistance, une définition, de polir un personnage en s’érigeant une statue. L’entreprise consiste sur le fond à réifier une image et à tenter de me convaincre à tout prix que je suis celui-ci ou celui-là. C’est un peu comme si j’invitais chez moi des amis et que je leur donne la visite du propriétaire. Dans mon château, il y a une galerie de portait, là c’est mooa déprimé, là c’est mooa amoureux, mooa artiste. Je me joue un jeu de miroir en écrivant, pour multiplier les spectateurs et avoir l’impression de cette façon que je suis moi bien réel comme personnage. En effet qu’est-ce que l’objectivité ? Le consensus de témoignage s’accordant dans la reconnaissance d’un fait. Si je me duplique en pensée, que j’imagine un « autre », des « autres », me regardant, cela renforce le sentiment (qui est exactement une conviction de l’ego) que « moi » est réel. Ce piège narcissique est le lot commun du journal intime. Le jour où nous nous en rendons compte il ne reste plus qu’une alternative : soit plaquer l’écriture, pour ne pas continuer ce jeu de dupe, soit faire le saut que l’explosion de cette compréhension implique : écrire tout de même, mais en pleine lumière de la constante observation lucide.

    Ce travail sur l’ego, bien des écrivains l’ont pressenti. Il nous semble que c’est le sens vrai de l’introspection et son approche la plus fine. Pour formuler la question de la connaissance de soi avec précision il faudrait alors se demander, non pas qui suis-je ? , ce qui est une invite trop facile à l’auto-justification de l’ego, mais qu’est-ce que le moi ? Un jour, plus exactement lors d’une soirée, une femme du monde vient trouver Maine de Biran pour lui demander : « qu’est-ce que le moi ? » Il est assez remarquable que dans son propre Journal il avoue ne pas avoir su quoi répondre ! Cette perplexité est remarquable : dès l’instant où nous cherchons le moi, nous ne trouvons rien, il s’évanouit. Le moi n’est pas un objet, ce n’est pas un bijou perdu que l’on pourrait remettre dans son écrin par l’écriture. Mais la conscience je suis est bel et bien là. Je suis n’est pas définissable. Un concept est définissable. Il faut d’une manière où d’une autre que je me pense dans le concept moi pour devenir définissable. Que je me représente moi-même. Le moi est la subjectivité qui se met en représentation. Le paradoxe qui se présente toujours dans l’écriture, c’est que justement, au moment même où je me définis, je perçois immédiatement que je ne suis pas cela. Je ne suis pas cela parce que la Vie en laquelle je suis reste invisible. La Présence se vit, mais ne se fait pas voir comme ego. Or, et c’est toute la subtilité de l’affaire, il y a bien une tendance qui se donne forme et veut occuper le devant de la scène qui prend ce nom « moi ». Repérer cette apparition, c’est traquer l’ego et sa manifestation dans le mental.

    Dans les lettres de S. Prajnanpad à ses disciples, il y a une indication subtile : l’ego se montre surtout dans les réactions émotionnelles. Si, dans le cours de la journée, je suis affecté par une parole qui m’est adressée, si des émotions remontent, un système de réactions et de défense va se constituer. Je défends moi, en me sentant offusqué, injustement agressé. C’est là que le journal intime va trouver sa juste place. En mettant sur le papier la scène, je vais aider l’émotion à s’exprimer consciemment et je vais remonter le cours de ces pensées qui ont été charriées par l’émotion. Je vais en apprendre beaucoup sur le passif déposé dans ma mémoire. Je vais en apprendre beaucoup sur cette zone de blessures, ces nœuds qui sont en moi qui justement viennent prendre très vite la forme « moi ». Cela s’appelle l’inconscient et équivaut à la trace du passé en moi. De cette manière, l’ego peut être localisé et constamment mis en lumière. il y a là un champ d’exploration extraordinaire et une perspective tout à fait inédite du Journal intime. Un champ d’exploration de la conscience et un travail sur l’ego. Ici, je ne peux pas ne pas évoquer un petit livre, malheureusement passé inaperçu, voici quelque années et qui contient des indications remarquables : Messages reçus de Osana.

    A la page 33 il est écrit ceci : « l’ego va plier ; l’ego va plier petit à petit. Mais pour cela, il faut pouvoir le localiser constamment car sa spécialité est de se cacher. De s’immiscer dans toutes les petites choses de manière à ne jamais être localisé en aucune façon. C’est ce travail que tu vas devoir faire pour que tu regardes bien où il manipule. Il fonctionne très finement. Il a besoin de te sécuriser constamment ». Comprenons bien. On connaît chez Rimbaud la formule « je suis un autre ». Ici elle est remise sur pied. La Présence, cette Vie qui palpite à chaque instant, n’est réductible à aucune forme figée. Je suis le Soi. Mais la Présence du Soi est subtilement travestie par l’apparition de l’ego. Il s’agit donc de traiter l’ego comme ce qui n’est pas réellement mon être propre, mais un personnage apparaissant sur la scène de ma conscience et jouant le jeu trouble de la mauvaise foi. Le travail sur l’ego consiste sans relâche à le mettre en lumière dès son apparition. L’indication suivante est donnée : « ton travail à toi est de le localiser encore et toujours, de manière à bien montrer où il s’immisce, là où il commence, là où il commence à agir. Cela va demander une observation constante ». « Le fonctionnement de l’ego, sa subtilité doit être finement travaillé et regardé ». Il nous semble que ce travail peut aussi être celui du journal intime. Mais attention, ce type de journal ne va pas du tout être facile car il va rencontrer une très forte résistance, celle de l’ego qui jusque là opérait à couvert sans jamais être localisé. Si nous lisons dans la plupart des journaux intimes présents sur internet, nous verrons invariablement que la plupart du temps, l’auteur est pris au piège de l’ego et se met à son service. Le journal intime est neuf fois sur dix un étalage du moi. Pas une compréhension du moi. Procéder comme nous venons de l’indique va faire que « l’ego va être malmené ». Et cette résistance là est assez considérable. Elle n’est pas aussi indirecte que la résistance dont parle Freud au sujet du traitement de la cure en psychanalyse.

    Ce travail requiert seulement l’exercice constant de la lucidité. Ce qui ne veut pas dire une façon de juger ou de déjuger. L’action devrait être accomplie « sans l’ombre du jugement que tu portes ». Aussi « dès que tu vois l’ego arriver, tu ne le juge pas non plus, mais tu l’identifie. Le fait de l’identifier le met constamment en lumière. Il ne peut continuer dans son induction, puisqu’il ne peut continuer son jeu que s’il n’est pas vu, pas perçu ».

    Ce qui est étonnant dans cette manière de voir, c’est qu’alors la Présence devient de plus en plus nette en tant que pur sentiment. Ce qui est seulement senti, comme pur sentiment est la Vie, est le Soi. Ce qui est représenté, pensé, jugé, vient de l’intervention de l’ego. « Donc, il n’y a que deux paniers : l’ego quand tu le perçois, le Soi quand tu le vis. Quand tu le vis, tu ne le maintiens pas, tu ne le garde pas, tu ne le perds pas, il t’accompagne librement ».

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    Il y a bien des manières de parler de soi en écrivant. Ecrire, ce n’est jamais parler et parler de quelque chose. L’objet n’éclipse par le sujet, même un rapport de journaliste qui se veut objectif est encore le reflet de la conscience du rapporteur. S’il est neutre, il manifeste le sérieux et l’impartialité de celui qui écrit. S’il ne dissimule qu’à peine les prises de parti, les préjugés, les positions de son auteur, il est le reflet de celui qui l’a écrit. Moi se met au premier plan, moi fait pression et juge les faits. Ainsi, que je le veuille ou non, il m’est difficile de ne pas parler de moi, alors même que l’objet qui m’occupe n’est pas moi.

    Du journal intime nous attendons l’aveu et la reconnaissance de cette implication et nous attendons aussi qu’allant jusqu’au bout de sa manifestation en personne, l’ego s’y clarifie, s’y découvre. Bref que l’introspection se transforme en connaissance de soi. Nous venons de voir que ce processus n’a rien de nécessaire. L’ego n’aime pas être mis au jour. son règne est d’autant plus sans partage, qu’il reste dans l’ombre sans se montrer. La lucidité que requiert la connaissance de soi précède l’écriture autobiographique et s’accomplit d’abord dans une prise de conscience fulgurante qui n’attend pas l’écriture pour surgir. Il reste cependant qu’une écriture autobiographique est possible dans la lucidité, à la fois comme description pure du vécu et comme mise à découvert de l’ego.

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       © Philosophie et spiritualité, 2003, Serge Carfantan. 
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