Textes philosophiquesAlain Je » transcendantal et « moi » empirique« Tout change en moi sous mon regard et par mon regard. Et l’on voudrait maintenant expliquer comment je me saisis et comment je me reconnais, en ce contenu où le rêve le plus absurde peut rester attaché aux perceptions les plus raisonnables où la superstition résiste autant que les idées, où tant de souvenirs sont oubliés, tant d’autres décolorés, où tout change enfin par le temps et l’âge. Mais il se trouve que le problème n’a point de sens, et que je n’ai pas à me retrouver, parce que je ne puis me perdre moi-même un seul instant. Toute pensée, confuse ou claire, de doctrine, de sentiment, de chose, de vision, de résolution, d’hésitation, de négation, de doute, de souvenir, de remords, d’espérance, de crainte, vraie ou non, durable ou non, en rêve ou non, a pour sujet constant le Moi, ou pour mieux parler le Je. Quand je voudrais feindre quelque nébuleuse inconnue où je ne sois pas, quelque autre monde séparé, quelque passé avant moi, quelque avenir après moi, le sujet de ces pensées est toujours moi. Je pense tout ce qui est pensé, tout ce qui est et tout ce qui peut être, tout le possible et l’impossible; c’est pourquoi je ne puis penser que “je ne suis pas ”, comme Descartes a su le mettre au jour. Telle est sans doute la loi suprême de toute logique, puisque n’importe quelle pensée, même absurde, la suppose. Je ne suis qu’un ; car si je suis deux, l’un et l’autre c’est toujours moi; et quand je me dédouble, il m’apparaît encore mieux que je ne suis qu’un; car l’un est moi, et l’autre est moi. Je reste le même; car si je suis tel, et puis autre, c’est toujours moi qui suis tel, et puis autre. Je ne saurai jamais que je suis autre, si ce n’est point moi, le même, qui suis autre. De toute pensée je suis le sujet. Toute connaissance, toute expérience forme ainsi un tout avec toute connaissance et toute expérience; que ce soit passé ou imaginaire il n’importe; c’est d’abord et ensuite de moi et pour moi. Cette forme liante m’interdit de couper l’expérience, d’interrompre le temps, de penser deux univers. Aussitôt les deux temps sont parties d’un seul temps, et les deux univers sont parties d’un seul univers. Après avoir considéré cette nécessité de logique, au-delà de laquelle on ne peut remonter, puisque l’extravagante pensée de deux Moi fait aussitôt paraître le Moi unique en qui et pour qui ils sont deux l’illustre Kant pouvait écrire: “À ce principe est suspendue la connaissance humaine tout entière. ” Et certes, en partant de là, l’esprit le plus scrupuleux trouve une merveilleuse assurance à décrire cette unité formelle de l’expérience qui ne permet jamais que rien soit séparé, soit de ce qui est en même temps, soit de ce qui précède, soit de ce qui suit. Seulement, ces belles spéculations sur les principes ne sont pas directement mon objet. Je m’en tiens au Moi lui-même, et je le tiens bien. Mais réellement je ne tiens rien. Cette forme abstraite et inflexible du Je pense est indifférente à son contenu; elle lie tout. Le rêve le plus étranger à moi est de moi puisque je m’en souviens. Que mon rêve s’ajuste à mes perceptions comme il pourra; il est d’abord de moi, sans quoi je n’en penserais rien. C’est pourquoi il faut dire que le Moi psychologique est abstrait et sans puissance. Il peut se contredire ou se jouer de lui-même; l’unité formelle n’est jamais menacée un seul moment; si différent de moi-même que je sois, c’est moi-même qui suis ce Moi-là et l’Autre. Le vrai Moi les reprend aussitôt tous deux. L’unité est faite avant d’être comprise. Cette loi suprême, si on la considère avec suite, explique assez l’Idée, qui lie toujours les choses malgré les choses, et tend d’abord son fil, donnant loi à l’entre-deux de s’ordonner comme il pourra. Mais puisque le Moi est ainsi impossible à rompre, d’avance impossible à rompre, étendu d’avance au-delà du Possible, on voit bien qu’il y a beaucoup de différence entre un Moi et une Personne. Car il me semble que celui qui s’efforce de rester d’accord avec soi, exige de lui-même quelque chose de plus que l’identité abstraite du Je pense. » Éléments de philosophie, p.216-218 Indications de lecture :Cf. Leçons sur la Conscience, Almora, ch. II.
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