Textes philosophiques

Shri Aurobindo     remarques sur l'origine du langage


     "Mes recherches me convainquirent, en premier lieu, que les mots, comme les plantes, comme les animaux, sont non pas des produits artificiels, mais des croissances, de vivantes croissances de sons ayant certains sons-germes à leur base. C'est de ces sons-germes que naquit d'abord un petit nombre de mots primitifs, de racines-mères, dont l'immense progéniture, à travers ses générations successives, s'organisa en tribus et clans, en familles et groupes sélectionnés, chacun d'eux ayant une souche commune et une commune histoire psychologique. Car le facteur qui présida au développement du langage fut l'association, dans la mentalité nerveuse de l'homme primitif, de certains sons articulés avec certains sens ou plutôt avec certaines sensations, certaines catégories générales de besoins sensibles. Cette association n'avait, elle non plus, rien d'artificiel, et son processus naturel obéissait à des lois psychologiques simples et définies.

     A leurs débuts, les sons du langage ne servaient point à exprimer ce que nous appelons des idées ; ils étaient plutôt les équivalents vocaux de valeurs sensorielles et émotives fondamentales. Ce furent les nerfs, non l'intelligence, qui procréèrent la parole. Pour se servir du symbolisme védique, Agni et Vayu, et non pas Indra, furent les artisans originels du langage humain. Et de même qu'en l'homme l'intellect émergea des relations sensibles, l'activité mentale, des réactions vitales, de même aussi, par un processus similaire et selon sa loi naturelle, l'usage intellectuel du langage eut pour point de départ son emploi émotif' et sensoriel. Après avoir été originairement des émissions vocales pleines d'un sens vague et potentiel, les mots évoluèrent jusqu'à devenir les symboles fixés d'une idée intellectuelle précise. Mais avant de s'associer à aucune idée de ce genre, ils revêtaient un certain caractère qualitatif (Guna), susceptible d'un grand nombre d'applications et qui, par suite, leur conférait un grand nombre de sens possibles. Chacun d'eux partageait, d'ailleurs, avec un plus ou moins grand nombre de sons apparentés, ce Guna et toutes ses applications, tous ses sens possibles. Les mots, les familles, les tribus de mots, débutèrent donc dans la vie par un système communiste d'échange et d'appropriation de sens. Ils possédaient un droit commun à l'ensemble des significations possibles ou réelles, issues d'une souche commune. Leur individualité résidait plutôt dans le pouvoir de nuancer diversement une même idée que dans le monopole de son expression exclusive.

     L'histoire ancienne du langage fut celle du lent passage de cette vie communiste des mots au régime de la propriété individuelle, c'est-à-dire de leur appropriation respective à une ou plusieurs significations intellectuelles. La répartition entre tous du bien commun se fit tout d'abord de façon indécise et fluide. Sa rigueur augmenta progressivement jusqu'à ce que les mots eux-mêmes devinssent capables de vivre séparément, pour leur propre compte.

      Le dernier stade de l'évolution naturelle du langage est celui où la vie du mot devient tout à fait dépendante de celle de l'idée qu'il exprime. A son premier stade, en effet, le mot est une force vivante, plus vivante même que son idée : le son détermine le sens. A son dernier, les rôles sont renversés : l'idée devient prédominante, le son secondaire.

     Un autre aspect de l'histoire primitive du mot est qu'il exprime tout d'abord de façon globale une quantité considérable d'idées, de notions d'ordre le plus général bien que concrètes, comme celles, par exemple, de lumière, mouvement, toucher, substance, extension, force, vitesse, etc. Progressivement apparaît ensuite une différenciation et, partant, une précision croissante des idées. Toutes passent graduellement du général au particulier, de l'ensemble vague au détail exact, ainsi que du physique au mental, du concret à l'abstrait ; d'une surabondance expressive de sensations multiples relatives à des objets analogues, à l'expression des différences et des analogies précises entre les choses comme aussi les actes et les sentiments. Cette évolution se produit selon certains processus constants d'association dus idées, qui, bien que dus, sans aucun doute, aux circonstances de temps et de milieu dans lesquelles se formait la langue, ont l'apparence de lois fixes de développement naturel. Mais qu'est une loi, après tout, sinon un processus constant créé par le rapport entre la nature des choses et les nécessités du milieu, et devenu comme l'habitude fixe, le pli, de leur mode de formation?"

Le Secret du Veda, fayard, p57-59.

Indications de lecture:

Rapprocher de Rousseau, Essai sur l'Origine des Langues. Sur la notion de loi, voir texte Montesquieu. Le projet d'Aurobindo d'un ouvrage complet sur le langage n'a hélas pas été achevé.

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